mercredi 26 février 2014

Images sans paroles



L'Ukraine, c'était surtout la semaine dernière. Dans quelques jours, le pays aura disparu de l'actualité. C'est à ce moment-là qu'il m'intéresse, que j'ai envie de commenter, quand les événements se sont tassés. Quels événements ? Vu de chez nous, ce sont des images qui défilent sur nos écrans de télé. Mais qu'est-ce qu'on comprend à une image ? Un méchant président et de vilains policiers, de bons manifestants qui meurent le drapeau européen en main. Comme tout le monde, je suis du côté de la foule, du peuple ; peut-être même plus que tout le monde, puisque je suis très pro-européen, pour l'ouverture des frontières, pour l'accueil de nouveaux pays. Sauf que les images ne sont que des images, qu'il faut donc s'en méfier, du moins les interroger.

Or, j'ai eu l'impression, à propos de l'Ukraine, que nous avons assisté à un déferlement d'images sans paroles, pourtant indispensables à la bonne compréhension de ce qui se passe. Il allait tellement de soi que les manifestants étaient du côté du bien et le régime du côté du mal que tout commentaire devenait superflu, inutile. Ce n'était plus des images, mais des icônes. Et quand les paroles tout de même les accompagnaient, elles étaient hésitantes, incertaines, parfois contradictoires, comme l'étaient d'ailleurs les images, quand on leur prêtait attention. Le fond du problème, c'est que nous ne savons rien, installés devant nos télés, de l'Ukraine, de son peuple et de son histoire (alors que nous sommes abreuvés depuis notre enfance d'images sur les Etats-Unis d'Amérique).

Ces manifestants, que voulaient-ils vraiment ? Lutter contre un régime corrompu ? Se libérer d'un gouvernement pro-russe ? Rejoindre l'Europe ? Défendre la démocratie ? Les images ne le disent pas. Un mouvement pro-européen, soit : mais est-ce qu'on accepte de mourir pour une union douanière qui libéralise les échanges commerciaux et réclame une politique d'austérité ? Je sais que l'Europe ne manque pas de charme, mais ça demande à être réfléchi ... Un mouvement anti-russe, pro-occidental, moderniste ? Quand on sait que plus de la moitié de la population est orthodoxe, de culture slave, qu'une bonne partie parle russe, quand on voit des prêtres barbus brandissant la croix byzantine au milieu des manifestants, quand on constate que les victimes reçoivent des obsèques selon le rite orthodoxe (cercueil ouvert, croix russe à quatre branches), on doute un peu. Un mouvement anti-corruption ? Le régime ukrainien a toujours été corrompu, celui-là pas plus que les précédents. Et quand on fait visiter aujourd'hui la belle maison du président déchu, je me dis que la plupart des chefs d'Etat au monde vivent dans un pareil luxe.

La limite des images, c'est qu'elles ne rendent pas compte de la complexité d'une situation. Et pour simplifier, nous projetons souvent nos désirs, nos références, nos idées toute faites sur un monde méconnu, une société contradictoire. On croit comprendre et on se méprend. Culturellement, l'Ukraine n'est pas homogène. C'est même une géographie et une histoire très divisées. Orthodoxes et catholiques s'y affrontent, les seconds ayant créé une église uniate (elle reprend le rite orthodoxe, mais au profit du Vatican) à laquelle les premiers sont très hostiles : vu de France, ce n'est pas grand chose, une querelle de curés ; là-bas, c'est fondamental.

Et puis, il y a le lien avec la Russie, qui est née en Ukraine, dans le prolongement d'un empire que tout le monde a oublié aujourd'hui (le mot n'évoque plus que César, Charlemagne et Napoléon) : l'empire byzantin, une des plus grandes civilisations au monde. A propos de la Russie, la méprise est aussi grande que pour l'Ukraine, même si la connaissance semble meilleure. Je suis surpris de l' image (puisque nous sommes encore dans l'image) très négative que les médias français véhiculent de Vladimir Poutine. J'ai regardé hier soir, sur France 2, un documentaire à charge contre le "maître du Kremlin" (cliché) : dès les premières images (encore elles !), la messe était dite, le verdict tombait, Poutine ne pouvait qu'être mauvais, despotique. Et pourquoi ? Parce que lors de son installation à la présidence, des hommes et des femmes s'empressaient pour le saluer et le toucher (relent de tsarisme, selon le réalisateur, Jean-Michel Carré). Comme si les chefs d'Etat occidentaux ne connaissaient pas autour d'eux une telle ferveur !

Evidemment que la Russie n'est pas la France ! Nous avons deux siècles de culture républicaine et parlementaire, les Russes n'ont que 20 ans, après avoir connu 70 ans de totalitarisme soviétique : comment pourrait-on leur reprocher d'être à un stade démocratique moins avancé que nous ? Pourtant, regardez la vie politique russe, les programmes de télévision : la démocratisation est en marche, l'opposition peut s'exprimer, les caméras se baladent un peu partout, il y a même une forme d'occidentalisation et d'américanisation des moeurs (pour le meilleur et pour le pire). C'est sans commune mesure avec l'époque communiste, où les libertés fondamentales avaient été supprimées. Poutine s'est battu contre les oligarques, qui voulaient mettre en pièces le pays en libéralisant complètement le marché. Il a amélioré les salaires des fonctionnaires, il a remis de l'ordre dans l'économie, il a aujourd'hui le soutien de la majorité de la population.

Toute chose égale par ailleurs, le régime de Poutine ressemble à la France gaulliste des années 60 : dirigisme d'Etat, contrôle des médias, exaltation du patriotisme, police musclée, conservatisme des moeurs. Sauf que la Russie revient de loin, alors que la France d'il y a 50 ans avait toute une culture démocratique derrière elle. Vladimir Poutine a aussi contre lui son image : visage renfrogné, sourire absent, yeux légèrement bridé d'oriental (ah, Obama, tellement souriant, décontracté, sympa !). En le voyant, on pense à l'officier du KGB ; mais Bush père ne rappelle jamais le patron de la CIA !

Qu'on me comprenne bien : je suis français, républicain, occidental ; le régime de Poutine et ses atteintes aux droits de l'homme, ce n'est pas ma tasse de thé, ou plutôt mon verre de vodka. Mais je trouve injuste et injustifié de le réduire à une série d'images négatives. Et puis, j'ai une autre raison : je suis européen, mais l'Europe pour laquelle nous allons voter en mai ne peut plus être celle des années 50, sous influence américaine, chargée de contenir la sphère soviétique, ne se préoccupant que d'économie. Je suis pour l'Europe continent, de l'Atlantique à non pas seulement l'Oural, mais jusqu'au Pacifique.

Les grands ensembles de demain, peut-être dans un siècle, seront continentaux : l'Afrique, l'Amérique, l'Asie et donc aussi l'Europe, toute l'Europe, y compris la Russie. L'Europe ne peut plus se cantonner à être le petit cap avancé du continent ; elle doit s'ouvrir à l'Orient, ne plus être l'Europe occidentale, anglo-saxonne que nous avons connue pendant longtemps, mais qui n'est que sa préhistoire. Pour ce faire, nous pouvons aller chercher dans notre histoire nationale une longue tradition d'alliances avec la Russie. Je ne sais pas si toutes ces questions et réflexions seront abordées pendant la campagne des européennes, mais les événements d'Ukraine devraient nous y inciter.

5 commentaires:

Erwan Blesbois a dit…

Mais comment sais-tu tout cela sur l'Ukraine et sur tout en général, es-tu une encyclopédie vivante, ou fais-tu constamment des recherches sur wikipédia ?

Anonyme a dit…

il n y avait que des images sans vrai analyses à la télévision, mais à la radio ou dans la presse, chacun pouvait écouter ou lire l'avis de spécialistes en géopolitique.
Vous exagérez la situation de l'information en France dans ce billet. le citoyen qui veut des informations précises et nuancées l obtient facilement, il faut simplement choisir les bonnes sources médiatiques.
BFM , LCI,... ne sont que des chaines de divertissement, pas d'infos, il est grand temps de le dire.

Emmanuel Mousset a dit…

Non, je consulte très peu internet et je me méfie de Wiki. A 53 ans, on commence à avoir une certaine "culture" personnelle. Je m'intéresse tout de même à la politique depuis l'âge de 13 ans ! Tu verras, Erwan, lorsque tu auras mon âge ...

Erwan Blesbois a dit…

Nous en sommes peut-être à la préhistoire de l'Europe. En tout cas, comme tu le dis cette préhistoire en anglo-saxonne. Pourquoi ? Parce que sur terre comme sur les mers les Français ont été régulièrement vaincus par les Anglais. Il n'y a rien à redire à cela. Il y a peut-être des raisons géographiques, l'Angleterre est une puissance essentiellement maritime, alors que la France dispose d'un large accès sur l'océan, mais est avant tout une puissance continentale. Ainsi l'Angleterre s'est ouverte sur le monde par la voie des mers, et elle a constitué un énorme empire. Des entités qui se sont détachées peu à peu de leur génitrice, l'Angleterre, mais qui en ont gardé tout l'héritage on pourrait dire génétique : c'est la pensée anglaise, la philosophie anglaise, et évidemment la langue anglaise qui a le plus fortement influencé le continent nord américain, mais aussi l'Australie. Après les Etats-Unis se sont constitués comme un patchwork, bénéficiant de multiples apports : Irlandais catholiques, Italiens, Juifs, Allemands, noirs américains, hispaniques et autres, étrangement très peu de Français, comme si ces derniers avaient longtemps répugnés à émigrer. Il n'y a qu'au Québec qu'on trouve l'influence française, et en Louisiane mais sous une forme quelque peu dégénérée, comme si les Français étaient peut-être les ancêtres de ces Cajuns violeurs et débiles que l'on voit dans le film de John Boorman, "Délivrance".
La France ou avant l'Espagne pouvaient-elles vaincre? La volonté était anglaise. L'empire espagnol s'est effondré et n'a laissé que peu d'héritage. La France en territoire extracontinental s'est éclipsée au profit de l'Angleterre, subissant revers sur revers, se contentant finalement des restes, que l'Angleterre n'arrivait pas à digérer. La population anglo-saxonne, s'est développée, puis épanouie, sur ces territoires conquis. Une petite émigration française, bien frileuse ne s'est épanouie qu'au Québec. A l'arrivée, la différence est énorme, l'influence anglo-saxonne sur le monde entier est concrète, et basée sur l'hégémonie de leur langue. L'influence française est faible, plus symbolique et intellectuelle que réelle. Comment ne pas rire de l'arrogance française au regard de ses piètres résultats ?
Alors il reste l'Europe ! Le continent où personne n'a jamais pu mettre les autres d'accord. Ceci à cause notamment des fameux Anglais, puis de leurs rejetons américains, australiens et canadiens ; qui ont toujours voulu et voudront toujours se positionner en arbitres de l'Europe. Qui empêchera cela ? Qui obligera les pays d'Europe à sacrifier leurs intérêts au profit d'une entité vague, nommée Europe, et qui pourrait rivaliser avec les impérialismes américains et Chinois, en s'alliant éventuellement avec la Russie? Tout cela sur fond de guerre économique. La guerre ne se faisant plus par les armes, mais par le biais de la réussite économique.
Pourquoi pas, mais cela reste quand même une utopie ; même si cette vision t'honore, car elle ne manque pas de grandeur.

Emmanuel Mousset a dit…

L'utopie est le commencement de tout : la République, au départ, c'est une utopie.