mercredi 28 octobre 2015

La peur du vide



Dès que nous avons appris la nouvelle par la presse, il y a quelques jours, nous nous sommes réunis à quelques-uns : Le Pen en meeting à Saint-Quentin, au cœur de la ville, dans le prestigieux théâtre Jean-Vilar, on ne peut pas laisser passer sans réagir, il faut faire quelque chose. Mais quoi ? Autour de la table, il y a surtout des communistes, toujours très anti-fachos, quelques socialistes et une écolo. Nous sommes convaincus que la gauche doit être au rendez-vous. Bien sûr, nous avons des sensibilités politiques très différentes : avec les cocos, il n'est pas facile de s'entendre, surtout quand on est social-démocrate comme moi. Mais bon, il y a l'ennemi commun, l'extrême droite, nationaliste, autoritaire, raciste : face à elle, contre elle, nous sommes soudés, sans aucune hésitation, déterminés.

Maintenant, après avoir analysé la situation et décidé d'une action commune, il faut passer au plus difficile : l'organisation pratique. On fait quoi exactement, qui fait quoi et on s'y prend comment ? Corinne Bécourt, du PCF, est dynamique, pleine d'idées. Nous convenons très vite d'une manifestation devant le théâtre Jean-Vilar. C'est la seule action qui a un sens, qui aura, de plus, un certain impact médiatique. Les communistes y tiennent tout particulièrement, parce que Jean Vilar était en son temps un prestigieux compagnon de route du Parti. Que l'extrême droite puisse souiller sa mémoire en se réunissant dans le bâtiment qui porte son nom est insupportable à nos camarades. Et puis, nous sommes très remontés contre la Municipalité, qui n'avait qu'à attribuer au FN une salle pourrie dans laquelle personne n'a envie d'aller ou qu'on a du mal à trouver, genre salle Foucauld, excentrée et cachée derrière l'église Saint-Eloi !

Nous tablons sur une présence minimale d'une bonne cinquantaine de personnes, le noyau dur militant, autour duquel nous pensons pouvoir agréger le double ou le triple. Je suis bien sûr chargé de mobiliser les socialistes. Nous nous répartissons les tâches : inviter les syndicats et les associations amies, prévenir la Municipalité, contacter la Sous-Préfecture, préparer une conférence de presse. Nous avons rédigé un tract qui appelle à la manif, que nous distribuerons sur les marchés. Les forces de l'ordre seront présentes, c'est certain. Il faudra assurer la liaison entre elles et nous. Pas question de se laisser entraîner et discréditer dans des incidents : les violents, c'est pas nous ; ils seront en face, dans le théâtre.

Nous avons prévu quelques slogans dynamiques, pour mettre de l'ambiance, afin que le comité d'accueil soit à la hauteur de l'infamie. Certains parmi nous doutent : serons-nous nombreux ? Et si les fachos mobilisaient plus que nous ? Heureusement, Corinne et moi connaissons par cœur ces réticences qui nous font sourire, qui ne résistent pas une seconde : ce qui compte, c'est de marquer le coup, c'est de défendre nos convictions. Et là, il faut le faire, parce que c'est trop grave, parce que personne d'autre ne le fera à notre place. Avec les communistes, je suis sur la même longueur d'onde (ce qui n'est pas toujours le cas !).

La réunion et l'action que ma mémoire vient de vous relater aussi fidèlement que possible ont eu lieu il y a 15 ans. La presse d'alors en témoigne. Le Front national, comme aujourd'hui, avait prévu un meeting dans le théâtre Jean-Vilar. Mais Le Pen s'appelait Jean-Marie, et pas Marine. La gauche était au pouvoir, pas sous le nom de Hollande, mais de Jospin. Saint-Quentin était déjà dirigé par la droite, dont le visage était Pierre André, pas encore Xavier Bertrand. Le bar où nous avions réuni la presse n'était pas l'actuel Golden Pub, mais l'ancien Bureau. Le Courrier picard ne couvrait pas la ville, mais L'Union et La Voix de l'Aisne étaient présents. Certains éléments sont restés immuables : Corinne s'appelle toujours Bécourt et moi Mousset.

Samedi prochain, vers 17h00, je traverserai discrètement la grande place de l'Hôtel-de-Ville, au même endroit où j'étais il y a 15 ans, fidèle à moi-même, jusque dans la solitude. Mais si le vaste endroit reste désespérément vide, silencieux, seulement perturbé par les cris joyeux des partisans de Marine Le Pen se rendant au théâtre, je saurai alors que quelque chose à gauche est mort, qu'une partie de notre passé a été abandonnée. Aristote explique que la nature a horreur du vide. Si, dans trois jours, l'immense place est vide, alors oui, j'aurai peur de ce vide-là, de ce qu'il symbolise et de ce qu'il annonce de terrible.

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