vendredi 9 octobre 2015

La dérision tue le rire



Un sondage sur la liberté d'expression, commandé par la LICRA (Ligue internationale contre le racisme et l'antisémitisme), a été très commenté aujourd'hui. Mais les résultats sont ambigus. A la question classique "peut-on rire de tout ?" on a deux réponses apparemment divergentes : 71% pensent que oui, en principe, mais 62% estiment que non, dans la société actuelle. C'est la distinction traditionnelle entre la théorie et la pratique, le droit et le fait. Mais cette nuance est hypocrite : normalement, la pratique suit la théorie, le fait confirme le droit. Soit on peut rire de tout, en principe et dans la réalité, soit on ne peut pas.

Ce que je crois, c'est que notre société vit dans la contradiction, presque la schizophrénie : elle reconnaît abstraitement le droit de rire de tout, parce que la liberté l'exige ; mais concrètement, elle restreint cette liberté, à cause du conformisme et du moralisme ambiants. Un magnifique exemple l'illustre cette semaine : Frédéric Bouscarle, président d'une association de personnes handicapées, porte plainte contre la dernière une de Charlie hebdo, qui se moque de Nadine Morano en la qualifiant de "fille trisomique cachée du général de Gaulle". C'est du pur humour Charlie, qu'on a le droit d'aimer ou pas, mais que le journal a le droit de pratiquer. Sauf pour Frédéric Bouscarle, qui pourtant a manifesté le 11 janvier, mais affirme aujourd'hui : "je ne suis plus Charlie !" Contradiction ! Oui à la liberté, mais avec des limites ! On peut rire de tout, mais pas de n'importe qui !

Je ne partage bien sûr pas ce point de vue. La liberté d'expression ne se partage pas. De fait, la nature humaine se moque facilement de tout et de n'importe quoi : c'est le sarcasme, l'ironie, la rigolade. En République, le droit garantit la liberté de rire de ce que l'on veut. Mais ce n'est pas non plus un devoir : personnellement, il y a plein de sujets sur lesquels je n'ai pas du tout envie de rire. La distinction entre le fait, le droit et le devoir est essentielle pour répondre à la question posée.

Ce qui est déplorable aujourd'hui, ce n'est pas le rire, mais l'esprit de dérision, qui a tout pourri. Quelle différence ? Le rire ne se prend pas au sérieux, la dérision est sentencieuse. Quand Desproges se moque des Juifs, il n'est pas antisémite ; Dieudonné, si. La dérision est par définition dérisoire, mesquine : par exemple, elle se moque de la cravate, du scooter et de l'absence de parapluie chez François Hollande, remarques qui n'ont rien de drôle, qui cherchent à rabaisser, à discréditer. On est très loin de l'humour corrosif de Coluche ou Desproges. La dérision tue le rire : celui-ci est désormais limité, celle-là est infinie. Pour le rire, contre la dérision, je suis plus que jamais Charlie !

9 commentaires:

Anonyme a dit…

Maintenant les sondages sont un sujet pour vous , il y a peu c'était du bidon ... La forme et le fond ont fait que tout le monde est passé à côté de la réalité qui est toute simple , le dessinateur a oublié que une fille du Général était gravement handicapée ; ce dessinateur est un cancre pour la profession et en parler c'est l' œuvre d'autres cancres ...

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Emmanuel Mousset a dit…

1- Non, les sondages n'ont jamais été bidon. En revanche, vouloir en faire des vérités absolues, oui. Un sondage est une utile photographie d'un moment particulier de l'opinion.

2- Le dessinateur savait très bien que la fille du général était trisomique : c'est ce qui donne tout son sens à son dessin, que manifestement vous non plus n'avez pas compris. Vous n'aimez pas, soit ; mais n'en dégoûtez pas les autres.

Erwan Blesbois a dit…

Dans le film "The imitation game", le personnage principal qui est la cible facile de ses petits camarades cruels, fait le constat désolant que les hommes aiment la violence et s'acharner sur une victime, car cela leur fait du bien, mais il se persuade qu'au fond, cette agressivité congénitale est insignifiante. Il vaut peut-être mieux être kantien et se contrôler, qu'être nietzschéen et se fabriquer des ennemis. Les gens cherchent à se mettre à l'abri avant tout et leur tranquillité, et c'est vrai flinguer par le biais des commentaires sur le net.

Emmanuel Mousset a dit…

Sur le net, Facebook et blogs, les commentaires sont souvent d'une insondable bêtise, l'anonymat encourageant. J'en publie tout de même régulièrement, par souci pédagogique, et pour m'en amuser.

Erwan Blesbois a dit…

Oui mais parfois, je trouve les commentaires plus intéressants que les articles. Comme si l'auteur de l'article faisait toujours parti d'un système, ou tout au moins d'une équipe avec une hiérarchie, des comptes à rendre, des tabous et des non-dits. Alors que le commentateur n'a de compte à rendre à personne, il flingue plus efficacement, c'est un franc tireur.

Emmanuel Mousset a dit…

Si tu veux parler de toi-même, tu as parfaitement raison. Mais tu es l'exception qui confirme la règle.

Anonyme a dit…

Il y a dans la grande majorité des réflexions une part même si elle est parfois petite de vérité ou de réalité.
Cette part de réel ou de vrai peut gêner nos arrangements intimes d'où le réflexe de la censure, du mépris ou de l'injure les trois piliers des intolérants du web.

Emmanuel Mousset a dit…

Vous avez raison : la part de vérité dans les commentaires est même parfois si petite qu'on ne la voit pas ou qu'on la prend pour un mensonge. Quel dommage !

Anonyme a dit…

En temps de conflit, vous-souvenez-vous du sort réservé aux "francs-tireurs" ?
Avant d'utiliser le vocabulaire, assurez-vous de son sens.
Merci pour les "francs-tireurs" qui ont payé pour savoir.