vendredi 16 août 2013

Admirable Vergès



Il y a quelques années, Jacques Vergès était venu à Saint-Quentin, sur la scène du Splendid, pour réciter des textes. J'y suis allé, sans hésiter, je ne l'aurais raté pour rien au monde, tellement le personnage m'a toujours fasciné. Pourquoi ? Parce que cet homme a réussi ce que peu d'hommes entreprennent : cultiver sa singularité, aller au bout de soi-même, ne pas chercher à plaire.

Quand on regarde bien autour de nous, on constate que les êtres humains se copient les uns les autres, réagissent les uns par rapport aux autres, sont les produits de leur société et de leur temps. Même les plus radicaux prennent une posture attendue, cèdent à la mode. Jacques Vergès, fait très rare, n'était que le produit de lui-même. C'est pourquoi il dérangeait, parfois scandalisait. Au sens profond du terme, il était original. C'est pourquoi, à sa mort, aucune voix officielle ne s'est levée pour le saluer, et c'est très bien ainsi : il était trop non conventionnel pour susciter, y compris à sa disparition, des discours ou hommages conventionnels.

Moi-même qui d'une certain façon l'admirais, j'étais dérangé par lui, qui méprisait souverainement la social-démocratie et la république parlementaire, à ses yeux moralement compromises et corrompues, surtout dans le colonialisme. Si ça n'était que cela ... Mais lorsque j'étais étudiant à Paris et que j'écoutais, entre autres, Radio Courtoisie, je surprenais Vergès à fricoter allègrement avec l'extrême droite, lui qui provenait de l'extrême gauche. La liberté de l'esprit est à ce prix, le choix de demeurer soi-même peut conduire jusque-là, qui ne me plaît pas. Mais encore une fois, Jacques Vergès, contrairement à la plupart des hommes, ne cherchait pas à plaire, et c'est bien sûr ce qui faisait son charme.

J'ai tout de même des raisons plus objectives pour justifier mon admiration à son égard. D'abord, dans son extrême originalité, à travers sa pratique professionnelle, Jacques Vergès faisait éclater une vérité : toute société repose sur le mensonge, la loi est toujours celle des vainqueurs de l'Histoire. A partir de là, par son métier d'avocat, Vergès était toujours du côté des perdants, héros ou salauds, libérateurs ou bourreaux. De ce fait, et paradoxalement, il confortait l'esprit de la démocratie et l'Etat de droit, qui exigent que tout accusé soit présumé innocent, et défendu en tant que tel.

Jacques Vergès a appliqué ce principe à la lettre, en prenant comme clients Carlos ou Barbie. C'est ce qui le rend admirable, tant de bons citoyens, tout républicains qu'ils sont, préférant de loin instituer ces deux-là en monstres absolus, sans autre forme de procès. C'est un cliché que de faire de Vergès "l'avocat du diable", mais ce n'est pas faux, quitte à ce qu'il devienne lui-même un peu diable dans cette tâche. Il avait inventé une stratégie, la défense de rupture, qui consiste à délégitimer les institutions en s'adressant aux médias et à l'opinion publique. Les provocations de Jacques Vergès n'étaient pas un exercice narcissique, mais l'élément d'une stratégie de défense.

Dans une société conformiste et vertueuse, Jacques Vergès jouait avec délectation le rôle du méchant, celui qu'on aime haïr. Il est révélateur qu'il ait terminé sa vie dans un rôle de comédien, sur une scène de théâtre. Il avait une bonne bouille, des traits asiatiques, un sourire de Bouddha, des yeux malicieux, une distance d'aristocrate. Même son cigare était une provocation, dans une société qui interdit bêtement de fumer. Les imbéciles se sentaient méprisés par lui, et pour une fois ils avaient raison.

Et puis, Jacques Vergès était fascinant par le mystère qui a accompagné sa vie : dans les années 70, il a disparu pendant sept ans, sans que personne ne sache où il se trouvait, encore aujourd'hui. C'est fascinant parce que le laps de temps est relativement long, que Vergès, selon ses dires, n'était pas alors "sur la Lune", qu'il a croisé durant cette période de nombreuses personnes ... mais c'est toujours l'obscurité totale. Journalistes, historiens, témoins, investigateurs de toute sorte, aucun, avec les moyens modernes d'enquête, n'a réussi à lever l'énigme. Vergès a-t-il été agent de la RDA, conseiller de Pol-Pot, prisonnier de services secrets ou réfugié dans un monastère ? La multitude des hypothèses ne fait que renforcer le mystère. "Je suis passé de l'autre côté du miroir", a-t-il expliqué. Nous n'en saurons pas plus, ou un jour quelqu'un parlera ...

Enfin, Jacques Vergès avait d'admirables sa maîtrise de la langue française et sa grande culture. De ce point de vue, c'était un homme d'un autre temps, un peu précieux de style, délicieusement suranné. Ce qui est épouvantable aujourd'hui, c'est qu'il y a de plus en plus de cultureux et de moins en moins de cultivés.

Ces derniers mois, Jacques Vergès n'était plus physiquement lui-même. Très amaigri, son visage autrefois si plein était devenu osseux. Il y avait quelque chose de déjà mort en lui. Mais, à 88 ans, et c'est à nouveau ce qui est admirable, il avait gardé toute sa tête, comme on dit, alors même que le corps le lâchait. Lent de parole, mais vif d'esprit, comme nous aimerions tous finir. Il paraît que personne n'est indispensable : Jacques Vergès l'était, même à ses dépens. J'espère qu'il sera très vite remplacé. Il a rendu l'âme, dit-on, dans la chambre où Voltaire a rendu son dernier souffle : c'est trop beau pour être vrai, mais si c'est vrai, quelle belle mort, tellement conforme à sa vie !

9 commentaires:

Anonyme a dit…

s il n y a pas beaucoup d hommage ailleurs que sur votre blog et ceux d'extremes droite, c est simplement parce qu il y a un point commun entre tout les grands criminels qu il a defendu, leur profonde haine des juifs et d'Israel.
il n pas fait que defendre, une fois sa robe rangée, il a continué a defendre l'indefendable, en affirmant son amitié avec des dictateurs accusé de crimes contre l humanité, en declarant son admiration pour le regime syrien ou iranien.
il est mort dans le meme lit que l’écrivain antisémite François-Marie Arouet, ca ne vous interpelle pas ?
il a toujours gardé la meme ligne, defendre le totalitarisme au nom de la liberté.
La défense de Klaus Barbie a été financé par François Genoud, le nazi suisse exécuteur testamentaire de Joseph Goebbels. Genoud a également payé pour la défense de Carlos .

"C'est un homme qui s'est amusé de la vie, il n'en avait rien à foutre des peuples opprimés, ce qui comptait c'était lui" Me Alain Jakubowicz, qui a représenté le Consistoire israélite de France et qui a eu à faire avec lui dans plusieurs dossiers.

Je vous invite à lire le livre de Adam Carter "L'obsession anti-israélienne et les alliés antisémites de Jacques Vergès"

Emmanuel Mousset a dit…

J'entends bien, mais je ne suis pas d'accord. Une seule idée suffit à vous condamner : quand vous assimilez Voltaire à un "écrivain antisémite". Tout est dit.

Anonyme a dit…

"C'est à regret que je parle des juifs : cette nation est, à bien des égards, la plus détestable qui ait jamais souillé la terre." Voltaire

Emmanuel Mousset a dit…

Je connais bien ce petit jeu stalinien des citations. Mais je suis bon prince et je me range à votre avis : alors, soyez cohérent avec vous-même, demandez à ce qu'on retire l'"antisémite" Voltaire des bibliothèques et des programmes scolaires. Mais ça, vous ne le proposerez pas. Parce que si je suis bon prince, vous êtes mauvais joueur. La raison en est que votre jugement de départ est faux.

Anonyme a dit…

vous esquivez ma critique de fond sur votre admiration a Jacques verges, Voltaire on le sait été raciste et anti-Semite, mais comme beaucoup a cette époque meme si ce n'est pas une excuse.
le probleme c est que lorsque Verges fait reference à Voltaire c est uniquement pour ca, il s en fait son avocat en s appuyant sur ce que Voltaire a écrit de plus detestable.
c'est choquant en particulier pour la communauté juive de publier sur votre blog un billet à la gloire de ce triste monsieur.
Vous qui luttez contre l extreme droite vous ne pouvez pas taire la dangereusité des propos de mr verges.
on ne transige pas avec les anti semites surtout que nous savons ou peuvent mener les idées racistes, ce que Voltaire n imaginait probablement pas à son époque et qui lui aurait surement fait moderer ses propos.


Denis.Mahaffey a dit…

Tu fais un travail utile, en dégageant un être humain du tangentiel pour cerner l'absolu de son action. Vergès défendait ses clients en pointant la malhonnêteté historique des entités accusatrices. Il n'est pas nécessaire de le soutenir pour admettre la cohérence et la profondeur de son travail. L'assimiler à un allié exclusif de racistes antisémites (Pol Pot, Gbagbo ?), c'est redescendre dans l'arène des préoccupations personnelles.

Emmanuel Mousset a dit…

A propos de Voltaire, c'est un contresens de faire du grand écrivain de la tolérance un antisémite. La vérité, c'est qu'il était profondément hostile à toutes les religions, en premier lieu au judaïsme. Il assimile cette religion à son peuple, et exprime ainsi son aversion. Mais ce n'est pas du racisme à proprement parler.

L'indépendant a dit…

Les archives de la stasi ne font-elles pas mention de Jacques Vergès ?... Au service du totalitarisme et de l'ennemi lors de la guerre froide, n'était-ce pas le cas ?

Emmanuel Mousset a dit…

Je n'ai jamais entendu parler d'un tel document.