lundi 18 juillet 2011

Du pain et des roses.

En rencontrant ce matin cette responsable bien connue d'une importante association caritative saint-quentinoise, j'étais un peu gêné, je ne savais pas trop quoi lui proposer. Qu'apportons-nous ? Quelle utilité avons-nous ? Ce sont les questions qu'il faut se poser avant toute action. Je ne crois pas aux bonnes intentions, encore moins aux belles paroles : il n'y a que les résultats qui comptent quand on fait quelque chose.

Cette dame m'apprécie pour mes cafés philo. Quand j'entre dans son bureau, elle ouvre devant moi la page de L'Aisne Nouvelle de ce jour, consacrée à l'assemblée générale de la Ligue de l'enseignement, pour me signaler que nous partageons elle et moi les mêmes préoccupations, même si mon association et la sienne n'ont pas tout à fait les mêmes valeurs.

Je comprends mais je m'interroge : des jeunes en recherche de boulot, qui ont parfois à peine de quoi manger, se déplacer, se loger, qu'ont-ils donc à faire d'un café philo ? Voilà ma gêne et mon doute. J'aimerais leur apporter de l'argent et du travail ; tout le reste, aussi éminent soit-il, me paraît dérisoire, quasiment indécent.

Bien sûr, je rencontre fréquemment des publics qui ne sont pas très éloignés de celui-là, dans des difficultés que la plupart de nos concitoyens ignorent, qu'ils ne connaissent qu'indirectement, par les journaux et la télévision. Mais ça ne lève pas mes réticences et mes exigences. Je sais parfaitement que la formule "café philo" remporte un grand succès auprès de ce qu'on appelle les classes moyennes, qui cherchent à se cultiver et à échanger. Mais l'étiquette, quand elle est mal comprise, renvoie à la scolarisation : on craint de voir arriver un prof qui va faire un cours.

Ma réponse à ce problème est toujours la même : vos jeunes, que veulent-ils ? Est-ce que ça les intéresse que je vienne ? Et je propose une expérience, sur la base du volontariat, qui n'engage à rien et qu'on renouvelle ou pas, à partir des résultats. Je ne connais pas de meilleure méthode. Généralement, ça marche : on ne fait pas appel à quelqu'un qui ne servirait finalement à rien. C'est une grande loi de l'existence : ceux qui n'ont pas besoin de vous ne viennent pas vous chercher, et la politesse réciproque implique de ne pas les solliciter.

Les plus pauvres de notre société, les "exclus" comme on les désigne aujourd'hui, veulent du pain et du fric, mais pas seulement. Ce que notre société leur offre, c'est du pain et des jeux, pour reprendre la vieille formule romaine. Le beau slogan ouvrier que je retiens et qu'au fond d'eux-mêmes ils réclament, c'est du pain et des roses (rien à voir avec le PS, soit dit en passant !) : les roses, chacun y mettra ce qu'il voudra, ce sont les revendications qui ne sont pas matérielles, alimentaires ou pécuniaires.

Les roses, pour moi, c'est précisément ce que je peux, à mon niveau, leur apporter de mieux et que mon interlocutrice de ce matin m'a confirmé : non pas tellement l'accès à la culture, privilège qui n'entre pas encore dans leurs soucis, mais la libération et l'apprentissage de la parole, c'est-à-dire l'émancipation de soi. Il faut être de mentalité bourgeoise, et très fermé, pour ignorer à quel point la pratique du langage est un exercice difficile et pourtant libérateur, qui n'est pas permis à tous, qui est fortement discriminant. Dans notre société, ceux qui ont le pouvoir sont ceux qui ont la parole, qui savent en user, aussi médiocres soient-ils moralement ou intellectuellement.

En octobre prochain, quand je me rendrai au milieu de ces jeunes déshérités, mon objectif sera celui-là : non pas un débat d'idées (quelle prétention !) mais quelque chose de beaucoup plus important, la libération de la parole sur des sujets qui leur tiennent à coeur, où ils ont à dire. Dans notre société, ce sont trop souvent les mêmes qui parlent et qu'on entend.

La démocratisation, par l'école et par l'éducation populaire, c'est d'ouvrir le langage à ceux qui en sont privés, qui n'osent pas, qu'on n'écoute pas parce qu'ils se taisent. Je le sais : les milieux ouvriers sont dans le silence ou les cris de révolte. Ce n'est pas parce que les classes moyennes ont confisqué l'expression publique et représentent désormais l'opinion générale que les exclus doivent se taire, dans la honte, l'ignorance ou la culpabilisation.

Cette rencontre, nous ne l'appellerons pas "café philo", trop scolaire, "groupe de parole" non plus, trop psycho, mais "café débat", comme dans mes interventions au sein de l'EPIDE. Là aussi, dans l'annonce de ce qui est proposé (et dont la participation est bien sûr libre), les mots ont leur importance. Une nouvelle initiative pour cette association, un nouveau plaisir pour moi, un nouvel espoir pour eux ; ce sont les roses que j'ai à leur offrir.

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