mardi 12 juillet 2011

Abdel, Gilles et Jean-Pierre.

"C'est la première fois de ma vie que je rencontre un prof de philo". Quand Jean-Pierre m'a dit ça ce matin, il y avait dans sa voix et son regard un mélange de curiosité et d'admiration. Et moi, j'ai été impressionné par son élocution très maîtrisée, sa réflexion approfondie, son oeil vif et sa barbe soignée. Pourquoi ? Parce que nous ne sommes pas n'importe où mais dans la prison de Laon, que Jean-Pierre y purge plusieurs années de détention. Avec lui, il y a Gilles et Abdel, tous les trois volontaires pour participer à ce café philo pas comme les autres parce que dans un endroit pas comme les autres, un centre pénitentiaire.

Portes, grilles, contrôles, vérifications, gardiens dans les couloirs et les étages, ça n'en finit pas et c'est normal. La Ligue de l'enseignement offre aux détenus de multiples activités culturelles et artistiques. Je dois avouer que l'atelier sculpture remporte plus de succès, ces derniers temps, que le café philo. Mais qu'importe. Il y a aussi la chaleur, qui fait sans doute préférer le match de foot dans la cour au débat dans une petite pièce. Mais Abdel, Gilles et Jean-Pierre sont là, pour réfléchir à la question : pourquoi travailler ?

Je ne suis pas seul avec eux, mais en compagnie de deux intervenantes, Elodie et Patricia. Deux jeunes femmes dans une prison d'hommes, je craignais au début des problèmes. J'étais moi aussi victime des préjugés sur la supposée concupiscence de ceux qui sont ainsi mis à l'écart de la société et de la gent féminine. Autant vous dire que j'y ai constaté plus de respect que dans bien des réunions où des barbons jettent des regards salaces sur la première jeunette et se laissent à roter des propos grivois qui réveillent péniblement leur libido assoupie. Il y a une dignité de ces détenus qui, oui, m'impressionne.

J'ai salué chacun d'une poignée de main et d'un "bonjour monsieur" pour signifier que nous étions à égalité, qu'il y avait dans la pièce des hommes et des citoyens, sans autre distinction. Je l'ai fait sans angélisme : celui qui a transgressé la loi doit payer, et la prison, faute de mieux, est faite pour ça. Mais je crois au rachat, en la rédemption. Et si mes activités dans les centres de détention peuvent y contribuer, tant mieux ...

Qu'est-ce que m'ont dit Abdel, Gilles et Jean-Pierre ? Ce que m'aurait dit n'importe quelle personne dans un café philo ordinaire : dans l'idéal, nous aimerions tous échapper au travail, ne pas devoir "gagner sa vie" (expression atroce), faire ce qui nous plaît, librement, sans quelqu'un qui nous ordonne et nous contrôle. Mais il y a la réalité, qui nous fait comprendre que le travail nous introduit en société, nous met en contact avec les autres, nous rattache à une communauté. Le travail est un apprentissage non seulement d'une profession mais de la vie sociale, de ses contraintes et de ses avantages. Sans elle et sans lui, nous serions des sauvages, sans foi ni loi.

En prison, le travail est aussi ce qui sauve de la déchéance et du désespoir : travailler son corps comme son esprit. Aucun travail n'est vain, même celui qui semble le plus médiocre (il n'y a pas de sot métier, disait ma grand-mère). Il réclame des qualités qui font notre humanité. A part quelques sublimes paresseux, je n'aime pas les fainéants, les glandeurs.

Pourtant, je n'adhère pas non plus (comme quoi tout est compliqué !) à la valeur travail et je n'oublie pas que Pétain en faisait une vertu que la République au fronton de nos écoles et mairies n'a pas retenue. Un travail ne vaut que par ses effets et ses finalités. Nous avons ri avec Abdel, Gilles et Jean-Pierre en reconnaissant qu'il y a du professionnalisme, de l'ingéniosité et de l'effort y compris dans les activités les plus délictueuses, pour lesquelles ils se retrouvent là où ils sont !

Je les ai quittés comme je les ai rencontrés, par une poignée de main accompagnée d'un "au revoir monsieur". Car je compte bien les retrouver le 30 août, avec d'autres, lors du prochain café philo dans le centre pénitentiaire de Laon.

Aucun commentaire: