jeudi 12 mai 2016

Une société suicidaire



Une jeune femme se suicide en direct, filme sa propre mort, suivie par des centaines d'internautes. Le motif n'est pas clair : il est question d'agression et de viol. Cette affaire est inédite, horrible, atroce. Elle condamne notre société, devenue à bien des égards suicidaire. Certes, mettre fin à ses jours a toujours existé. Mais de cette façon-là, jamais ! Que se passe-t-il pour qu'une société civilisée en arrive à cette barbarie sur soi-même, offerte en pâture aux autres ?

1- L'impératif du respect. Les gens n'ont que ça à la bouche : respect. Total respect ! disent même nos jeunes. Et son pendant est rejeté : le mépris. Combien de fois entendons-nous que les personnes se plaignent d'être "méprisées" ! Ce semblant de morale, respect contre mépris, est en réalité une fausse morale, une antimorale, celle du tout est permis, puisque tout est respectable, rien n'est méprisable, les individus, les pensées et les comportements. A partir de là, le suicide devient lui aussi un geste respectable, du moins dans l'esprit de certains, qui n'utiliseront sans doute pas le mot, mais qui retiendront l'idée. A cela, je réponds que non, il y a des personnes qui ne méritent aucun respect, des comportements et des pensées qu'il faut condamner.

2- La normalisation du suicide. Autrefois, on commettait l'acte fatal rarement, et pour des raisons exceptionnelles, élevées, une question d'honneur ou un chagrin d'amour. Aujourd'hui, il y a une banalisation du suicide. Il devient commun d'apprendre que quelqu'un se tue pour un problème au travail ou pour des difficultés financières. La mort est présentée comme une forme de protestation, à la limite comme une autre. On débat gravement sur le suicide assisté que serait l'euthanasie. Il y a une socialisation, depuis quelques années, de l'idée de suicide.

Dans le message adressé par la jeune femme qui s'est suicidée à travers les réseaux sociaux, un mot a retenu mon attention, parce que c'est un mot souvent utilisé aujourd'hui : elle a prévenu qu'elle s'apprêtait à faire quelque chose de "choquant". Voilà aussi la banalisation du suicide, par cet euphémisme : "choquant", seulement "choquant", alors qu'elle aurait dû dire horrible, atroce, barbare, tragique (pour combattre l'euphémisme, je fais appel à l'hyperbole, vous m'avez compris : il faut lutter contre le mal d'abord à travers le langage, pour le restituer à sa vérité).

Le suicide s'acclimate aussi à nos mœurs par le procédé de la métaphore : ce matin, à la revue de presse de France Inter, j'apprenais que le groupe socialiste à l'Assemblée nationale s'était suicidé, en tentant le dépôt d'une motion de censure. Et une analogie osée était faite avec le suicide collectif d'une secte en Guyane en 1979. Voilà où en est l'état du commentaire public dans la France d'aujourd'hui. Dans cette normalisation du suicide, il faut aussi prendre en compte la perte d'influence immense de l'Eglise catholique, qui condamnait si sévèrement le suicide qu'elle refusait la sépulture chrétienne et les derniers sacrements à ceux qui s'en rendaient coupables. Mine de rien, une puissante barrière est tombée.

3- La pornographie du quotidien. Aujourd'hui, la pornographie, c'est-à-dire la révélation indécente de l'intimité, n'est pas que sexuelle. Elle concerne le quotidien de notre existence, que nous filmons, photographions, livrons sur Facebook ou les réseaux sociaux. Quand la vie privée est rendue publique, il n'y a plus de vie privée. Et là, c'est pour de vrai, pas des comédiens en train de simuler souvent grossièrement ! Les facebookers sont des pornographes.

Bien sûr, la plupart des informations qu'ils nous "partagent" (en réalité, aucun partage authentique dans ces livraisons où l'on impose à autrui, qu'on ne connaît même pas, des éléments qui ne concernent que soi) sont anodines, sans grand intérêt, et même dérisoires. Mais justement : c'est une forme de petite tyrannie de soi qu'on exerce sur l'autre, une façon de le compromettre dans nos bassesses, nos médiocrités, nos trivialités.

Cette jeune femme qui met fin à ses jours devant nous a quelque chose de diabolique dans son désespoir : elle nous implique, elle nous rend complices, elle nous fait presque les responsables impuissants et muets de son geste de mort, qu'elle transforme en un rituel barbare, un sacrifice qui devient, de fait, collectif. Voyez à quelle régression de civilisation nous a conduit la mentalité contemporaine et la technologie conjuguées !

4- Le comble du narcissisme. Je l'ai souvent répété sur ce blog : les réseaux sociaux sont complètement asociaux. On ne communique pas, on n'informe pas, on ne partage rien, on ne réfléchit pas. On fait quoi ? On se montre, on s'exhibe, on rappelle qu'on existe, quand justement on a un déficit d'existence. C'est le sommet du narcissisme, qu'on réservait autrefois à soi et à ses proches, qu'on diffuse aujourd'hui à des centaines, à des milliers d'amis, qui sont de faux amis, comme le respect est une fausse morale, comme le partage est une fausse communication. Que reste-t-il de vrai ? Le plaisir narcissique qu'on en tire. Cette jeune femme qui se suicide publiquement, c'est la manifestation d'une jouissance morbide. On dit souvent que notre société est individualiste. Non, c'est déjà dépassé : nous sommes entrés dans la dimension supérieure, le narcissisme.

J'avoue ne pas trop savoir comment conclure ce billet, tellement je suis désemparé devant ce qui se passe, n'ayant que la présente analyse à proposer. Pourtant, je suis de nature optimiste. Mais là, je ne sais pas où notre société va, je sais seulement qu'elle y va. Il faudrait simplement espérer que le suicide de cette jeune femme, dont nous ne savons rien, serve tout de même à quelque chose : au moins à réfléchir, à réagir, à condamner.

7 commentaires:

E a dit…

Ne pas généraliser à partir d'un (ou de rares) cas !
En fait il semble que ce soit l'interférence de l'espace relevant du privé dans celui qui relève du public qui est le problème que vous soulevez.
Et aussi celui de l'ego...
Vaste problème.
En relation avec l'éducation reçue et assimilée.

Emmanuel Mousset a dit…

Il faudrait interroger la statistique. Mais j'insiste surtout sur les situations suicidaires inédites : on ne mettait pas fin à ses jours pour cause de travail, dans des sociétés passées où l'exploitation était pourtant féroce et les moyens de défense quasiment inexistants .

Anonyme a dit…

Excellent article.

Quel regret que vous vous inscriviez dans cette sensibilité de gauche prisonnière de la République pour seul horizon politique, de l'humanisme pour seul horizon philosophique, du relativisme pour seul horizon religieux/métaphysique.

Vous parlez souvent de la discipline de parti, voilà les 3 miradors passés lesquels il est interdit d'aller à tout élu de votre sensibilité.
Je conviens de rares excursions de l'autre côté de la ligne comme celles d'Emmnanuel Macron sur la crise de l'Etat dans le 1 et la mort du Roi.

Puisque vous parlez d'euthanasie, sans esprit de polémique, pouvez-vous douter que l'idée fasse vraiment débat à gauche ? Au nom de la République, de l'humanisme, à la faveur du relativisme, par qui votre réflexion sera porté dans le débat public ?

Je ne doute pas que vous le sachiez. Puisque vous parlez de respect, je vous dirais la droite respectable.

S a dit…

A rapprocher du sentencieux : "Tout le monde a le droit d'avoir son quart d'heure de célébrité".
Que ce soit d'une manière ou d'une autre dont se suicider en public.

Emmanuel Mousset a dit…

A part l'extrême droite (et encore !), la République est un horizon partagé par tous. L'humanisme philosophique ? Il y a tout de même, depuis longtemps, un courant "chrétiens de gauche", qui dépasse l'humanisme par la transcendance. Le relativisme ? Non, bien des personnes de gauche ont le sens de l'absolu et ne navigue pas au gré des opinions du moment. Quant à l'euthanasie, il est majoritairement souhaité à gauche, comme dans l'ensemble de la société, d'après les sondages. Néanmoins, le débat existe, certains hésitent, dont je fais partie, alors que j'étais initialement très favorable.

Anonyme a dit…

Vous connaissez la réponse, mais elle vous fait un peu peur. C'est un fait, on ne peut le nier : le développement du suicide. L'explosion des produits contre la dépression. Les nouvelles phobies sociales. Tous ces faits sont des conséquences de la société occidentale, je n'ose utiliser le terme de civilisation, post-années 70. Vous le savez très bien, ne vous voilez pas la face. L'individualisation croissante apparue au 19ème siècle dans les sociétes européennes suite aux mouvements d'émancipation est en train de donner des monstres. Nous sommes revenus à la barbarie romaine.

Les mouvements religieux expliquent cela à travers la notion de décadence. Les auteurs français récents se disputent sur cette évolution. Le devenir est morbide. Nous sommes à l'aune de la chute de l'Empire romain. Est-ce nécessaire ? Peut-être. Encore une fois, les barbares, aux portes de Rome, seront les premiers à soulever les ruines de la RES PUBLICA ROMAINE. C'est triste, mais c'est ainsi. Je crois que, encore une fois, c'est la religion qui sauvra les hommes. Finalement j'aurai cru il y a 20 ans que la religion allait disparaitre. Elle est de retour. Les mouvements émancipateurs avaient torts. Aucune civlisation ne peut vivre sur le rationalisme athée ou scientiste.

Emmanuel Mousset a dit…

Sachez que je n'ai peur que des chiens et des dentistes. Pour le reste, nous sommes à peu près d'accord, même si je vous trouve excessif.