jeudi 24 avril 2014

Ville poussette



Après la ville fantôme et la ville dortoir, voici la ville poussette : cette drôle d'expression vient du journal Le Monde et de la chaîne Canal+, pour qualifier certaines villes de Thiérache où l'on voit beaucoup de poussettes dans les rues, avec de jeunes mamans et de jeunes enfants. Ces deux reportages ont suscité énormément de réactions, plutôt négatives, déplorant la mauvaise image donnée à cette terre de l'Aisne. Pourtant, je ne vois pas ce qu'il y a de mal là-dedans.

Autrefois, les femmes avaient très jeunes des enfants, et personne ne s'en plaignait, ça semblait naturel, normal. Certes, aujourd'hui n'est plus autrefois ; mais pourquoi aujourd'hui serait beaucoup mieux qu'autrefois (du moins sur ce point-là) ? Une époque a toujours tendance à croire qu'elle est meilleure que les précédentes, supérieure à elles. C'est discutable.

Bien sûr, il y a cette notion de "grossesse précoce", qui est porteuse d'un jugement de valeur, dépréciatif. Mais au nom de quoi se permet-on de juger ? En République, chacun mène la vie qu'il veut, a des enfants quand il veut, et même peut choisir de ne pas en avoir du tout : qu'est-ce que ça peut bien faire, en quoi est-ce gênant ? Il n'y a pas d'âge pour avoir des enfants, sinon celui que nous impose la biologie. Après, c'est la liberté personnelle, le choix de chacun qui prévaut.

La notion de "grossesse précoce" est normative, et en ce sens contestable. Elle me fait penser à sa soeur jumelle, la notion de "mort prématurée", qui me fait toujours rigoler : toute mort est "prématurée", on meurt forcément plus tôt qu'on ne voudrait, puisque personne n'a envie de mourir ! Bref, quand on y réfléchit bien, il n'y a pas plus de "grossesse précoce" que de "mort prématurée" : ce sont des expressions toute faites, fausses, véhiculées par la société et admises sans qu'on y prête attention.

Culturellement, sociologiquement, l'idéologie dominante est celle de la petite et moyenne bourgeoisie, qu'on appelle communément classes moyennes, qui ont le nombre pour elles et qui imposent à tout le reste leurs valeurs, principalement aux classes populaires, qui sont les grandes oubliées, le refoulé de notre société. Dans à peu près tous les domaines, ces classes moyennes nous infligent leur modèle, notamment en matière familiale : le couple, elle et lui faisant des études et attendant d'avoir un travail avant de décider vraiment de s'installer, d'acheter une maison et d'avoir des enfants, deux en général, ce qui les conduit environ à la trentaine en âge. Avant, on se cherche, on se forme, on s'amuse.

La petite bourgeoisie a un idéal : le confort. Elle veut bien avoir des enfants, mais pas trop, et surtout dans une situation qui lui soit et qui leur soit confortable. C'est une approche de la vie tout à fait estimable, honorable, mais ce n'est pas non plus le seul mode d'existence. Les classes populaires, qui ne sont pas engagées dans des études supérieures, qui ne recherchent pas un statut social "bourgeois", qui veulent seulement vivre de façon décente et correcte, ne partagent pas les mêmes attentes, n'aspirent pas aux mêmes objectifs, n'ont pas la même perception de la vie, ne s'alignent pas sur une même chronologie. Avoir des enfants plus tôt et plus nombreux que la moyenne des classes moyennes ne leur posent pas de problème. Les classes populaires sont plus fidèles au modèle familial ancien de leurs parents et de leurs grands-parents que les classes moyennes, qui croient obstinément en un progrès d'une génération à l'autre et qui ne veulent pas reproduire les schémas du passé.

Hormis ces considérations sociologiques, il y a aussi des données psychologiques. Les classes populaires, victimes principales de la crise économique, souvent sans travail, dans un environnement peu valorisant, trouvent dans l'enfant une richesse, une consolation, un avenir qu'elles ne trouvent pas ailleurs, dans une réussite sociale qui n'existe pas pour elles. Au nom de quoi, là encore, se permettrait-on de les juger et de les accabler ? Après tout, la naissance d'un enfant, c'est le triomphe de la vie, de l'amour, de la beauté, c'est une revanche sur l'existence, c'est une vision optimiste de la suite. La petite-bourgeoisie, obsédée par le travail, la carrière et l'image sociale, n'a pas ce genre de préoccupations.

Vous pourriez m'objecter que ces adolescentes et ces jeunes filles qui deviennent mères ne l'ont pas choisi, qu'elles sont dans l'ignorance de la contraception ou de l'avortement, qu'elles gâchent leur vie sans le savoir. Raisonner ainsi, c'est cultiver un préjugé social particulièrement disqualifiant envers les classes populaires, c'est supposer qu'elles ne seraient ni libres ni intelligentes, contrairement aux petits-bourgeois. Je n'en crois rien du tout, je m'oppose à ce type de discrimination sournoise, qui se fait passer pour progressiste mais qui ne l'est pas. Pourquoi la jeune étudiante saurait-elle ce qu'elle fait, et pas la jeune chômeuse ? Pourquoi l'une serait-elle consciente et volontaire, l'autre inconsciente et victime ? Quant à la contraception et à l'avortement, c'est jusqu'à présent un droit, et pas un devoir !

Mais il y a encore plus sournois et plus disqualifiant contre ces jeunes mères de famille de milieu populaire : le préjugé de grossesses en vue de toucher les allocations familiales, insinuation hélas courante, qui ne frappe pas que les familles d'immigrés. Comme si faire des enfants ne pouvait avoir pour objectif que l'argent ! En revanche, personne ne dénonce l'esprit intéressé du petit-bourgeois lorsqu'il place judicieusement son argent, fait ses calculs pour payer moins d'impôts, se marie pour les avantages fiscaux, achète un appartement qu'il mettra en location pour s'assurer un revenu complémentaire : le petit-bourgeois est rationnel, prudent et prévoyant alors que la jeune fille modeste est irresponsable, assisté et dépensière. J'appelle ça un préjugé de classe, particulièrement dégueulasse.

La ville poussette, j'aime. Et je la préfère, de loin, à la ville déambulateur, si celle-ci existe.

5 commentaires:

Erwan Blesbois a dit…

Ce qui devrait te faire peur et qui nous pend au nez, c'est plutôt la disparition de la classe moyenne. Effectivement ce qui stabilise une économie c'est une classe moyenne forte. Or aujourd'hui toute une partie de la classe moyenne est menacé de déclassement, et ce n'est pas un fantasme. Plutôt que de faire l'éloge de la classe populaire (qu'est ce que cela veut dire les immigrés, le quart-monde ?), on ferait bien de réfléchir au moyens de faire accéder la classe populaire à la classe moyenne. Mais non toujours ton narcissisme : la classe populaire dans son mode de pensée serait plus "pure" que la classe moyenne (évidemment toute personne a tendance à se considérer comme plus pure que son voisin, et cela vaut pour un peuple ou une religion). Arrête ce narcissisme qui n'est qu'un misérabilisme déguisé. Il n'y a aucun salut à attendre d'une classe populaire minoritaire, et qui depuis longtemps a perdu ses traditions qui faisaient sa noblesse (les seules traditions qui lui restent, c'est partout une sous-culture à base de rap, de mots grossiers, de comportements à risque, d'origine banlieusarde, et qui s'étend partout dans les campagnes). Ce ne sont pas les classes moyennes qui posent problème, ce sont les très riches, qui accaparent des fortunes de plus en plus considérables, ainsi les 400 personnes les plus riches des Etats-Unis possèdent autant de richesses que les 150 millions d'Américains les plus pauvres (parmi lesquels beaucoup de gens de la classe moyenne, en voie de déclassement). 1% des Américains les plus fortunés ont raflé 23% du revenu national. La même tendance s'observe en Europe depuis le début des années 80. Il faut arrêter de s'aveugler sur le terme de "petit-bourgeois". Le petit-bourgeois c'est maintenant toi, prof de philo, et militant politique. Le terme de petit-bourgeois veut dire quelque chose dans la bouche d'un artiste comme Pasolini. Mais chez toi ou chez moi cela ne veut rien dire. Car il faut beaucoup de talent, voire du génie pour se dénigrer soi-même.

Emmanuel Mousset a dit…

Erwan, je marche sur ton pied de petit-bourgeois, et tu me réponds : "J'ai mal !" C'est normal. Le coup des 200 familles, non merci : c'est la chanson des staliniens des années 30, on a évolué depuis. Quant aux classes populaires que tu veux transformer en classes moyennes, ça me fait un peu penser à Pol Pot, qui voulait transporter les villes à la campagne.

Erwan Blesbois a dit…

Depuis les années 80, la société n'évolue plus vers l'égalité, mais vers la fracture sociale. La vraie fracture n'est pas entre petits bourgeois et classes populaires. Mais entre la caste des très riches et le reste de la population. Fais un peu confiance à la majorité, à la classe moyenne, c'est-à-dire au vrai peuple d'aujourd'hui. Sinon assume et milite à l'extrême gauche.

Emmanuel Mousset a dit…

J'en ai simplement un peu marre d'entendre parler partout des classes moyennes, et jamais rien sur les classes populaires. D'autant que le terme de "classes moyennes" est un fourre-tout qui ne veut plus dire grand chose.

Anonyme a dit…

Bonjour,

Je vous invite juste à lire l'excellent papier de Florence Aubenas sur le sujet. Peut être que vous changerez d'avis.

http://www.lemonde.fr/societe/article/2014/02/15/dans-la-thierache-la-fierte-des-meres-ados_4367151_3224.html