vendredi 6 novembre 2015

Quiz politique



Par la grâce de BFMTV, notre vie politique est animée. C'est la chaîne d'information continue qui donne le ton, que les politiques et les commentateurs reprennent complaisamment. En début de semaine, c'était Lucette, une sorte de mère Denis pleine de bons sens et de mauvaise foi, qui était consacrée vedette. Hier, nouveau petit spectacle pour divertir les foules : la bourde chez Bourdin, puisque la ministre du Travail n'a pas su répondre à une question du père confesseur et imprécateur des grands de ce monde. C'était le quiz du moment : combien de fois un CDD peut-il être renouvelé ? Une fois, deux fois, trois fois ... Trois fois ? Non, vous avez perdu, c'est deux fois ! (applaudissements et huées)

Voilà à quel niveau est tombé le débat public en France. Ce n'est pas nouveau : en 2007, pendant la campagne des présidentielles, un journaliste avait demandé à Nicolas Sarkozy combien y avait-il de sous-marins nucléaires en France, et sa réponse avait été approximative. Régulièrement, la devinette sur le prix du ticket de métro et de la baguette de pain fait le ravissement des médias et du zapping. Logique : dans un univers dominé par les jeux (à la télévision, ils concentrent les plus fortes audiences), la politique elle-même se laisse contaminer et devient à son tour un petit jeu, où il faut répondre à des questionnettes (ce mot n'existe pas, je viens de l'inventer, il me plait car il exprime bien ce que je veux dire).

Derrière les ricanements, il y a souvent de l'arrogance et de la malveillance. La ministre Myriam El Khomri, ni aucun homme politique, ne doivent se soumettre à l'air du temps, mais au contraire relever le défi, passer à l'offensive, sans nullement se sentir coupables de quoi que ce soit. La détestable quiz politique et ses histrions ont quatre origines, qui dénaturent le débat public :

1- Les nouveaux impératifs catégoriques : "soyez concrets", "soyez précis", intime-t-on à nos hommes politiques. Non, soyez abstraits, théoriques, idéologues (je sais, ce sont aujourd'hui de gros mots, à ne pas dire, mais je les revendique, parce que ce sont les mots de toujours de la politique). Etre concret, ça n'a aucun sens en politique : une idée, une conviction, ce n'est pas concret. Quant à la précision, elle n'a pas non plus sa place en politique, où les analyses et les projets sont généraux, globaux. Ces nouveaux impératifs ont trouvé leur terre d'élection dans les batailles de chiffres. On ne demande plus à l'homme politique : pourquoi ? mais combien ? La politique de l'emploi que mène la ministre du Travail devient secondaire, n'est plus discutée : toute l'attention se focalise sur le chiffre, un, deux, ou trois CDD renouvelés. Tapez 1, 2 ou 3 : notre débat politique sombre dans une consternante puérilité.

2- Si nous sommes fascinés par le concret et le précis, c'est que notre culture est désormais très influencée par le monde, les valeurs, les procédés de la technologie, où le concret et le précis règnent en maître. Les machines, les appareils exigent, pour leur compréhension, leur utilisation et leur réparation, que nous soyons concrets et précis. Mais la politique n'appartient pas à cet univers ; elle n'est pas une vaste et minutieuse machinerie. Le monde de la technique et de l'industrie, c'est celui de la normalisation, du zéro défaut (expression qu'on entend de plus en plus dans les politiques publiques : comme si nous étions sommés à la perfection, qui est peut-être concevable dans les activités matérielles, mais sûrement pas dans les activités humaines, par nature incomplètes, inachevées, faillibles, imparfaites). On voudrait usiner nos hommes politiques. A quand des QCM pour les sélectionner ?

3- La quiz politique se nourrit également de l'esprit de dérision, d'ironie, de comportement ludique qui s'est répandu dans toute la société, sur nos écrans, dans les réseaux sociaux et jusqu'au sein des émissions les plus sérieuses. Dans ce monde de la rigolade permanente, une ministre qui ne sait pas répondre à une banale question technique, ça fait rire.

4- Au fond de toute cette culture contemporaine de la quiz politique, il y a une dernière couche : le populisme, la démagogie, le discrédit systématique frappant volontairement les responsables politiques, cibles privilégiés, boucs émissaires, victimes expiatoires (voir le billet d'hier sur René Girard). On veut nous laisser croire, perfidement, que les politiques seraient des incapables. Comme si la compétence véritable consistait à savoir répondre au quiz de Jean-Jacques Bourdin ! On veut nous faire croire qu'ils seraient éloignés du peuple, comme si le souci de l'intérêt général consistait à savoir par cœur, au centime d'euro près, le prix du pain et du ticket de métro. Arrogance, stupidité et bassesse !

De toutes nos forces, nous devons refuser la quiz politique, la colonisation du débat public par l'esprit technique, ironique et populiste, qui submerge tout aujourd'hui. Nous devons nous-mêmes ne pas y céder, autant que faire ce peut. Nous devons présentement soutenir Myriam El Khomri, ministre du Travail, contre tous ceux qui rabaissent la politique à un petit jeu ou à un grand spectacle, au profit de qui vous savez.

11 commentaires:

Anonyme a dit…

Vous paradoxez (nous aussi on peut inventer du vocabulaire s'approchant au plus près de ce que nous voulons dire, sans être sûr d'être compris toutefois) en étant "pour" que les politiques fassent de la communication mais en étant "contre" qu'ils jouent et s'adonnent au spectacle.
Communiquer (au sens de communication) est-ce autre chose que faire le plus de mousse possible avec le moins de savon possible ?
Et si ça, ce n'est pas du spectacle, expliquez-nous !

Emmanuel Mousset a dit…

Je vous explique : la communication est nécessaire à toute action publique. Elle consiste à faire connaître et à valoriser ce qu'on fait. Ce n'est pas réductible au spectacle médiatique, qui relève du divertissement. Les deux genres sont légitimes, mais pas leur mélange.

Anonyme a dit…

Avez vous remarqué à quel point ce que vous reprochez aux autres s'applique en même temps à vous-même? Exemple avec l'expression "soyons concret".
Combien de fois vous ai-je entendu dire à la fin d'une phrase: "on fait quoi? On fait quoi concrètement?". Marrant non?

Emmanuel Mousset a dit…

Ce qui est marrant, c'est que je ne prononce jamais cette phrase. Mais je veux bien vous laisser vous amuser tout seul avec des phrases que je ne prononce pas.

bil36 a dit…

Un peu de sérieux,

M. Mousset, la gauche est en train de faire ce qu'aucun libéral, pas même Hayek ou Friedman, n'aurait osé faire : cassé le code du travail. Pour ce faire, la moindre des choses aurait été de connaitre les rudiments de ce fameux livre rouge. Que penseriez vous d'un garagiste qui voudrait vous installer une boite automatique mais qui ignorerait ce que tout citoyen sait faire : passer une vitesse ? On ne peut tolérer de quelqu'un qui veut sacrifier 200 ans d'acquis sociaux, sur l'hôtel du libéralisme, qu'elle ignore ce que tout citoyen en situation de précarité sait : le cdd est renouvelable une fois !

Je fais le même métier que vous M. Mousset et, je sais que même les élèves les plus méritants peuvent avoir des lacunes sur des questions de base dans une matière précise mais là, trop c'est trop, ce gouvernement a montré la preuve de son incompétence : la politique ne consiste pas à passer une épreuve mais bien dans le cas présent à soumettre des épreuves nouvelles aux citoyen !

Emmanuel Mousset a dit…

Heureusement que vous êtes sérieux ! Qu'est-ce que ce serait si vous ne l'étiez pas ... Déjà que, pour vous, Valls nous ramène deux siècles en arrière ! Pourquoi pas du temps de l'esclavage ? Finalement, vous êtes encore trop modéré dans votre appréciation ... En revanche, pour le quiz, vous avez bien répondu. Vous devriez vous inscrire chez Julien Lepers.

Anonyme a dit…

Quand j'allais à l'école communale, l'instituteur débutait toutes les matinées par un petit quart d'heure de philosophie, c'est ainsi que se nommait cette séquence en direction de l'instruction civique et citoyenne au cours de laquelle le fait divers pouvait être abordé tout comme le proverbe ou la sentence voire la morale tirée d'une fable.
J'ai souvenir du sentencieux "bien faire et laisser dire" calligraphié à la craie blanche sur le tableau vert.
Cela nous semblait suffisant mais aussi nécessaire de "bien faire". Ce ne le serait plus de nos jours ?
Votre blog, c'est "bien faire" que de le tenir aussi sérieusement que vous le faîtes.
En faut-il un autre pour vanter les mérites de celui-ci ?
Reconnaissez qu'on puisse en douter.

Anonyme a dit…

"On fait quoi? Soyons concret!" Vous n'avez jamais prononcé cette phrase?
Vous plaisantez j'espère. Mais vous l'avez fait des dizaines et des centaines de fois, c'est une évidence et c'est normal d'ailleurs.
Sur ce point vous êtes à peu près aussi crédible que ce que semble indiquer les sondages sur la crédibilité des politiques, comme ceux sur la crédibilité des journalistes d'ailleurs qui suivent très exactement la même courbe. Curieux non?.

Emmanuel Mousset a dit…

En réfléchissant bien, je vous donne raison. J'ai prononcé cette phrase des centaines de fois, et même des milliers de fois. Peut-être des millions de fois. Jusqu'à me demander si je n'ai pas que cette phrase-là à la bouche, que je répète sans cesse. Vous avez raison, c'est très bizarre.

Anonyme a dit…

Enfin d'accord. Merci

Emmanuel Mousset a dit…

De rien, c'est gratuit.