samedi 18 février 2017

Jacques Brel, ce beau salaud



Depuis très jeune, à l'époque des magnétophones et des cassettes, j'aimais Jacques Brel. Avec le temps, cette passion s'est confirmée. L'artiste ne m'a jamais déçu. Hier soir, France 3 nous a gratifiés d'une très beau documentaire, signé Philippe Kohly, un inédit de cette année : Jacques Brel, fou de vivre. Nous avons passé deux heures dans sa vie plutôt qu'avec son œuvre. Comment et pourquoi quelqu'un, artiste ou politique, rencontre-t-il à un moment donné le succès ? C'est l'une des questions les plus mystérieuses qui soit, et la réponse est difficile.

Brel passe de la chanson boy scout, genre catho à guitare, à quelque chose de très personnel, surtout de très physique, entre le déchirant et le grotesque. On dit de certains chanteurs qu'ils sont une voix ; Jacques Brel, c'est un corps. Il abandonne la gratte et son tabouret un peu ridicule, il libère ses mains, ses bras semblent s'allonger, l'homme devient une incroyable présence. Les dernières années, c'est stupéfiant : visage en sueur, grimaçant, corps presque démantibulé.

Alors, pourquoi ce titre à mon billet ? Où est le salaud ? Oh, pas pour moi, qui ne fait pas dans la morale. Mais aujourd'hui, Jacques Brel serait condamné par l'opinion publique, sommé de rendre des comptes en direct sur BFMTV. Jugez-en plutôt : il abandonne sa famille en Belgique pour vivre en bohême à Paris. Dans ses tournées en province, passé minuit, il va voir des prostituées dans les hôtels de passe. Ses compagnes déclarées sont délaissées au bout de quelques années. Il néglige ses trois filles, va même virer l'une d'entre elles de son bateau, pour ne plus jamais la revoir.

Et puis, il y a ses chansons, qui ne sont pas plus que sa vie des modèles de moralité. Ne me quitte pas, qui passe pour sa plus belle chanson, et la plus belle des chansons d'amour, m'a toujours semblé une atroce chanson sur l'humiliation (ce qui n'enlève rien, au contraire, à sa beauté). Brel préfère la présenter comme une chanson sur la lâcheté des hommes. Il en sait quelque chose, de cette lâcheté masculine envers les femmes. Et puis, il y a ce qu'il dit des vieux, qui ferait scandale aujourd'hui. Jacques Brel est un magnifique chanteur de la cruauté. Politiquement, il n'est pas très clair non plus, quand il caricature le jeune bourgeois gauchiste, dans la deuxième version, quelques années plus tard, des Bonbons.

Ce qui est admirable chez Brel, c'est que cet artiste qui n'est pas un intellectuel, qui n'a pas fait d'études, qui se destinait à vendre du carton dans l'usine de son père, tient des propos profonds, précis et originaux : sur l'art, qui ne relève pas du talent mais du travail ; sur le bourgeois, qui ne pense qu'à un avenir tranquille ; sur l'amitié, qu'il place au-dessus de tout. Son regard sur les femmes l'accuserait aujourd'hui de misogynie. Brel, paradoxalement, se présente comme un sentimental. Il fait de l'amour un absolu, pas à la hauteur des femmes. Ces mots feraient de nos jours hurler. Allez savoir si Jacques Brel ne risquerait pas un procès pour discrimination ? En tout cas, la société actuelle, imprégnée par la morale du respect, rejetant toute forme de mépris et d'humiliation, serait choquée, indignée.

Oui, Jacques Brel est un salaud, un beau salaud, un salaud magnifique. Pour le dire autrement, c'est un homme libre (tiens, je l'écris au présent, comme s'il était encore vivant). Il a rompu avec la gloire alors qu'il était en pleine gloire. Il est sorti de son personnage de chanteur pour faire du théâtre, du cinéma et même réaliser des films (pas très réussis). Il a pris la mer et les airs, il n'a été arrêté que par la maladie.

Un beau salaud, c'est peut-être un homme libre, qui prend des risques, qui ignore les convenances, qui va jusqu'au bout. Mais au bout de quoi ? Et pour trouver quoi ? C'est sans doute la définition de l'absolu : aller jusqu'au bout de quelque chose, l'art, la foi, la passion, ... L'immense majorité des êtres humains ne vont jamais jusqu'au bout. Ils craignent de passer pour des salauds, ils préfèrent être des bourgeois, vrais ou faux. La liberté mène à l'absolu. La société contemporaine, refusant la souffrance, obsédée par la sécurité, la  prévention et le bien-être, ne peut plus se reconnaître en Jacques Brel.


Une anecdote personnelle pour terminer : j'ai travaillé plusieurs semaines comme gardien à l'entrée de l'usine Bendix, à Drancy, en 1988. Je contrôlais les entrées et sorties des visiteurs. Juste en face de ma cahute, il y avait l'hôpital Avicenne, où Jacques Brel venait se faire soigner du cancer. Mes collègues gardiens, dix ans après sa disparition, avaient toujours en mémoire les passages du chanteur.

3 commentaires:

Erwan Blesbois a dit…

Il y a un paradoxe à dire : "La société contemporaine, refusant la souffrance, obsédée par la sécurité, la prévention et le bien-être, ne peut plus se reconnaître en Jacques Brel" ; alors que selon moi une société a rarement généré autant de souffrances que la nôtre. Pour se préserver les gens cherchent à occuper de petits postes de pouvoir pour pouvoir se mettre à l'abri, et rejeter la responsabilité de leur incompétence sur leurs subalternes, et cela dans absolument tous les échelons de la société on le retrouve. Le monde se divise en bourreaux et victimes, et la grande majorité sont des victimes qui à défaut de savoir se rendre heureux les uns les autres, se font la guerre, par manque absolu d'imagination et d'espoir. Ils préfèrent s'en remettre aux rêves de fous de nos dirigeants progressistes, eux-mêmes sous la coupe d'une poignée d'oligarques richissimes aux délires mégalomaniaques d'immortalité et de puissance matérielle illimitée. Ces derniers qui contrôlent désormais réellement le monde nous entraînent effectivement vers l'abîme, dans le pur déni de toute idée démocratique, c'est-à-dire dans le pur déni que la majorité des hommes soient capables de raison, mais seulement de pure méchanceté dans leurs rapports les uns aux autres. C'est pour cela que l'on peut qualifier à juste titre notre modernité d'oligarchie et non plus de démocratie. La démocratie est morte avec Thatcher, Reagan et l'esprit de collaboration désormais constitutif de tout Français de service, celui du temps fut Mitterrand.
Seulement voilà les faits leur donnent raison, "vous voyez nous disent-ils, vous n'êtes capables de vous comporter les uns envers les autres que comme des bêtes féroces, et il n'y a donc que le commerce, dont vous devez nous laisser le contrôle de l'organisation (par la mondialisation, l'innovation et la destruction son corollaire), qui soit finalement capable d'adoucir vos mœurs". Et cela selon la vieille doxa libérale énoncée déjà par Adam Smith, dont l'idéologie fut exacerbée avec le tournant néolibéral impulsé par Thatcher et Reagan : "Occupez-vous de votre bonheur de la façon la plus égoïste et perverse qui soit, car nous avons une vision misérable de la nature humaine, et nous nous chargerons de l'organisation de la société par l'économie"
Je ne partage pas cette vision misérable de la nature humaine, qui est pourtant à l'origine du monde actuel, dans lequel nous ne vivons plus mais survivons. Ce n'est pas que les gens soient méchants en soi, soient en soi un peuple de démons, mais c'est le fonctionnement de notre société qui a favorisé cet état de fait, pour reprendre une idée de Rousseau.
Le malheureux philosophe, catapulté dans notre monde, ne reconnaîtrait aucune de ses idées, mais une exacerbation de la perversion sociale induite par la logique libérale. Un slogan de 68 était "cours camarade le vieux monde est derrière toi" ; or nous sommes arrivé à un moment où est peut-être venu le moment de regarder en arrière, et devant le futur effroyable qui se profile, de se dire "ralenti mon ami, le monde de demain, celui de la Silicon Valley et du transhumanisme est devant toi".

Erwan Blesbois a dit…

...Le devoir de chacun n'est peut-être pas d'adhérer aux valeurs progressistes, mais au contraire de leur résister de toutes ses forces, afin de ne pas cautionner la folle fuite en avant du monde actuel. Toute forme de réussite matérielle, s'apparente peut-être aujourd'hui à une forme de collaboration avec l'ennemi, qui nous considère tous collectivement comme ontologiquement des misérables existentiels, définis philosophiquement comme tels, par les premiers penseurs libéraux par réaction aux guerres de religions et leur corollaire de massacres au nom du bien. Mais n'y a-t-il pas un troisième voie possible entre la guerre civile au nom du bien (qui pointe son nez en Europe à travers le jihadisme), et la vison misérable de la nature humaine définie par le libéralisme ?
L'affect qui domine actuellement n'est finalement pas la méchanceté, mais la peur. C'est cette dernière qui nous rend méchants, parce que nous avons perdu toute notion de la vie en commun, de collectivité, et même du bien commun qui est pourtant l'idée originelle de la République. Or c'est bien cette idée de bien commun que la propagande libérale aura fini par faire exploser. Jusqu'à faire exploser les familles en leur sein même au nom des droits de l'homme : c'est ici la gauche progressiste qui se charge le mieux d'opérer ce travail de destruction.
Les images et les slogans diffusés par la propagande publicitaire nous encouragent à toujours plus d'individualisme et d'égoïsme, au nom de la modernité libérale. Cette dernière veut nous faire croire qu'au bout de l'effort se trouve le bout du tunnel, avec l'avènement d'un humanité radieuse, débarrassée de toutes ses contingences issues du passé, comme la souffrance. "Sécurité, prévention et bien-être" sont en réalité les fers de lance de la propagande libérale qui se diffuse au travers tous les médias. Ils ne sont pas, j'en ai la conviction, au cœur des aspirations les plus profondes du sentiment humain, qui pousseront toujours l'homme si il n'est pas totalement corrompu par la manipulation de son esprit induite par la propagande libérale, à admirer davantage un Jacques Brel qu'un Bill Gates.
Cependant la machine infernale de la propagande libérale est désormais en route, et tout le monde en a une conscience diffuse plus ou moins développée. Lorsque cette conscience est trop forte, elle devient tellement prégnante qu'elle paralyse toute volonté et inhibe l'action. Tout comme une proie devant un serpent préfère parfois se jeter dans sa gueule plutôt que de fuir.
Les progressistes de toute obédience, qu'ils soient de droite ou de gauche, ne croient finalement pas en la bonne volonté de l'homme et ont en réalité une vision misérable de sa nature. Ils préfèrent ainsi favoriser l'inhibition de tout ce qu'il pourrait y avoir de bon en lui, et privent ainsi l'humanité de toute chance d'accéder au bonheur en la condamnant à un genre de damnation de son vivant. C'est profondément injuste parce que jusqu'à preuve du contraire, la vie est pour chacun le seul bien qu'il possède.

D a dit…

Erwan, vous êtes méritant car vous êtes constant dans vos laïus.
A mon sens, il n'y a que trois catégories d'humains :
1 - malheureusement la plus fournie, celle des hommes que la nature n'a pas avantagé intellectuellement parlant...
2 - ceux qui croient à l'universalité humaine et qui voudraient la voir s'appliquer socialement de manière internationale...
3 - ceux qui comme le chantait Brassens croient qu'ils sont nés quelque part et qui ne raisonnent que localement ou nationalement...
Aux élections présidentielles, comptez les bien, il n'y aura aucun candidat relevant de la 1ère catégorie. Il n'y en aura qu'un ou deux de la 2ème catégorie. Tous les autres relèveront de la 3ème.
A vos bulletins !