samedi 6 août 2016

Nous n'irons pas à la braderie



L'annulation de la grande braderie de Lille n'est pas une simple mesure de police. Un évènement pour tout le nord de la France, qui rayonne dans le pays entier et même au-delà, en Europe, n'aura pas lieu. Economiquement, le manque à gagner sera énorme. Et puis, la braderie de Lille n'est pas une simple braderie : une institution, un pan d'histoire, un moment de civilisation. Sa suppression touche aussi au symbole. Le traumatisme sera difficile à mesurer, mais profond. Il faut remonter à l'occupation allemande pour une telle décision. Par cette corrélation, elle signifie très concrètement que nous sommes en guerre. A partir de là, nous pouvons penser qu'une multitude d'annulations d'évènements publics vont suivre en cascade, dans les prochains mois.

Cette mesure extrême de sécurité (on ne prend pas à la légère une décision aussi lourde de sens et de conséquences) prouve également l'échec de l'idéal sécuritaire : il est IMPOSSIBLE d'assurer la protection de manifestations publiques de telle ampleur, et même d'ampleur bien moindre. La sagesse populaire traduit depuis longtemps cet échec, à travers la formule : "On ne peut pas mettre un gendarme derrière chaque personne", puisque si le terrorisme peut frapper n'importe qui, c'est aussi que n'importe qui peut être terroriste. Et pourtant, c'est ce à quoi le fantasme sécuritaire aspire, la quiétude maximale, le zéro défaut, sans bien sûr jamais pouvoir y parvenir, ni même sans rapprocher. Aucune augmentation des forces de l'ordre, aucun système de surveillance sophistiqué ne pourront satisfaire cet inaccessible objectif.

Certes, la grande braderie de Lille aurait très bien pu se tenir. Certaines réactions amères de dépit le font sentir. Il est même probable qu'il ne se serait rien passé de tragique. Mais pour cela, il faudrait assumer l'incertitude et le risque. La culture contemporaine de la prévention et de la perfection l'interdit. Dans cette affaire, quelques commerçants ont eu, devant les caméras de télévision, un comportement indécent, ne songeant qu'à leur perte de profit, pestant contre la suppression, au mépris de l'intérêt général de protection de la population. Leur mécontentement est légitime, leur situation économique est sans doute dramatique. L'indécence consiste à dire ce qu'on ne devrait pas dire mais garder pour soi.

De son côté, la maire de Lille a été égale à elle-même, dans le registre qui est le sien : émotion et morale, au lieu de pédagogie et rationalité. A chacun son style : le mien, c'est Cazeneuve, distant, froid, maîtrisé. Sa propre et lourde décision, Martine Aubry l'a qualifiée d'"effrayante", avec des sanglots retenus. Et pour bien enfoncer le clou : c'est "l'une des décisions les plus douloureuses que j'ai eu à prendre, un vrai déchirement". "J'en suis malade, ça fait plusieurs jours que je n'en dors pas". A l'entendre, Aubry donnait l'impression de regretter son choix. Elle a surtout insisté sur sa dimension "morale", moins de l'ordre de la raison que du devoir.

La maire de Lille a forcé sur le pathos, en se livrant à une brève et apocalyptique anticipation : "ça peut être le carnage, ça peut être des blessés et des morts. Les camions qui arrivent plusieurs jours peuvent contenir une bombe ou des kalachnikovs". Après un tel tableau, il n'y a plus à s'interroger sur le bien-fondé de l'annulation. Le syndrome du camion tueur et fou n'a pas fini de nous hanter. Aubry est allée encore plus loin dans la conceptualisation du drame : la terreur peut frapper en l'absence de terrorisme, à un pétard, à un cri, peut-être à un simple claquement de portière déclenchant la panique de la foule et faisant des victimes. Angoissant.

Pour garder tout de même une touche positive, un petit espoir, pour maintenir malgré tout l'évènement supprimé, mais sous une autre forme, Martine Aubry a annoncé pour septembre "une braderie à l'intérieur", dans les commerces, mesure qui peut sembler dérisoire et surréaliste, mais c'est à ce prix qu'il faut continuer à entretenir la flamme. De toutes ces hésitations, incertitudes et choix déchirants, il demeure une évidence : nous n'irons pas à la braderie.

4 commentaires:

M a dit…

"Qu'importe que votre chat soit noir, gris, roux ou blanc, pourvu qu'il vous débarrasse des rongeurs" nous a appris un petit homme, grand dirigeant d'un gigantesque état.
"Qu'importe comment l'a dit Martine si la décision prise est la bonne", non ?

Emmanuel Mousset a dit…

Non. En politique, parce qu'il y a parole publique, la forme importe autant que le fond. La forme conditionne même le fond.

Anonyme a dit…

Ce choix est logique et sain. Notre civilisation n'est plus habituée à la mort et à la guerre. Nous ne connaissons plus et n'acceptons plus la souffrance et la mort. (Euthanasie supportée en grande majorité, mais empêchée grâce aux gardes-fous médecins et députés, hygiénisme poussé à l'extrême provoquant a contrario les allergies).

Dans le débat public nous ne supportons plus les opinions contraires. Le "Je", tant méprisé par Pascal, est devenu primordial. Les commerçants bavards symbolisent ce comportement. " Je cherche le profit" - " Je me plaindrai des mesures de sécurité" - si jamais un événement tragique arrivait.

Nous entrons dans une nouvelle ère. Nous allons rejoindre, à nouveau, l'histoire des autres peuples : américains, chinois, arabes, e tutti quanti. Nous allons connaitre la souffrance, mais l'Europe n'a connu que cette souffrance.

Nous étions dans une parenthèse de paix transitoire. Nous revenons dans la logique historique. Cela prendra sûrement plus de 10 ans, mais l'Europe a connu pire, largement, soyons dignes de nos ancêtres.

Souffrons dignement, en silence, et faisons confiance à ceux dont c'est la mission de nous protégé. Ils sont débordés, ne les acculons pas. L'Europe ne se fera q'au bord du tombeau, disait Nietzsche.

S a dit…

L'Europe ne se fera q'au bord du tombeau, disait Nietzsche.
Mais tout est là : de quelle "Europe" parle-t-on ?
L'Europe continent : no problem !
L'Europe entité politique : gros problème !
Une entité politique nécessite un gouvernement digne de ce nom.
Où est-il ?
Un gouvernement politique nécessite une aire géographique où la démocratie fait loi dans le cadre d'une république universelle.
Où sont-elles ?
Désolé, comme on parle aux states, il n'y a pas d'Europe actuellement.