lundi 15 août 2016

Mademoiselle Bou




Qui remarquait dans les rues du centre ville cette petite silhouette écrasée, souvent tout en noir, un parapluie fermé à la main, alors que ne menaçait aucune pluie ? Nous ne reverrons plus ainsi marcher, souvent loin de son appartement, Yvonne Bou, qui nous a quittés samedi soir. Elle était, comme on dit, une "figure locale", de celles qui ont droit à un article dans le journal au jour de leur mort. Yvonne Bou a marqué, pendant plusieurs décennies (elle avait 93 ans), la vie politique et associative de Saint-Quentin. Mais les mémoires faiblissent, les souvenirs s'érodent, les témoins hésitent. Alors vite, il faut écrire, se rappeler avant que tout ne tombe dans l'oubli.

Dès que je me suis installé dans la ville, en 1998, j'ai fait connaissance avec Yvonne Bou, femme de gauche, socialiste mais exclu du Parti, avec quelques autres, pour avoir rallié, aux élections municipales de 1995, la liste communiste, contre la liste socialiste. Au PS, on ne plaisante pas avec ces choses-là, tout en pratiquant la clémence et le pardon, après un certain délai de décence. Devenu secrétaire de section, j'ai assisté à la réintégration d'Yvonne Bou, qui n'a posé aucun problème (alors que d'autres, et non des moindres, à l'époque, étaient refusés).

Bou chez les socialistes, ça donnait quoi ? Une militante, toujours présente, toujours active, prête à donner le coup de main quand il fallait, y compris dans les tâches les plus ingrates. Ce n'est pas si fréquent, quelqu'un sur qui on peut compter, qui vient quand on l'appelle. En même temps, Yvonne Bou n'était pas du genre suiveur, si répandu dans les partis. Aucun courant, aucun clan n'auront jamais réussi à la récupérer durablement. Il faut dire qu'Yvonne n'avait pas toujours un caractère facile, n'était pas évidente à gérer !

Comme tous ceux qui aiment la politique (je crois bien qu'on les reconnaît à ça, entre autres), elle intervenait dans les réunions internes ou publiques, dans un sens bien souvent contestataire. Elle y prenait un grand plaisir, sans qu'elle en tire grand profit (je l'ai souvent dit : pour qui veut réussir en politique, il faut se taire ou faire semblant de s'intéresser à autre chose). On l'écoutait, on n'osait pas l'interrompre. Elle exerçait même autour d'elle une forme de charisme, essentiellement à l'extérieur du Parti (car dans celui-ci, on n'est séduit que par les situations de pouvoir), dans le monde associatif.

Socialiste comme elle, je ne partageais pourtant pas vraiment ses idées politiques, peu sociales-démocrates, encore moins sociales-libérales ! Elle était animée par une étrange idéologie, l'ouvriérisme, terme qu'elle revendiquait et qui, comme le nom l'indique, met la classe ouvrière au centre du combat, d'une façon un peu trop religieuse pour moi. Curieusement, cette femme laïque, athée se rapprochait en partie du catholicisme social (d'où la proximité avec son amie Jeanine Marcos, de la JOC, Jeunesse ouvrière chrétienne), dont elle parlait ouvertement. Elle avait d'ailleurs commencé son engagement syndical à la CFTC (le syndicat chrétien) et, dans sa jeunesse, avait créé chez les Scouts de France une section de louveteaux.

Je l'ai connue sans mandat, alors qu'elle avait été auparavant conseillère régionale et maire-adjoint. Mais l'éloignement des responsabilités n'entamait nullement sa flamme militante, comme s'il lui était indifférent d'avoir du pouvoir ou pas (c'est rare, là aussi, en politique). Elle lisait énormément, était fidèle à la presse locale, s'intéressait aux débats d'idées. Je ne crois pas qu'elle ait jamais quitté Saint-Quentin, et pourtant, les problèmes du monde entier la concernaient et elle pouvait en parler. De son action passée, elle évoquait surtout la transformation de dépotoir qu'était le parc d'Isle à la magnifique réserve naturelle que nous connaissons aujourd'hui.

Un exemple de son militantisme politique : en 2004, lorsque je me suis présenté aux élections cantonales, elle a organisé chez elle ce qu'on appelle une réunion d'appartement, où l'on fait venir amis et voisins autour d'un verre et de cacahuètes pour présenter le candidat. Ce sont des choses qui ne s'oublient pas ! J'ai aussi souvenir de sa malice, qui ne fait jamais de mal dans ce monde souvent étriqué qu'est la politique : mal voyante, elle avait au poignet une montre parlante, qu'elle s'amusait à faire fonctionner, en souriant, en pleine réunion de section. Effet garanti ! Il faut savoir ne pas être sérieux au milieu des gens prétendument sérieux. Autre anecdote pittoresque : Pierre André, son collègue au Conseil régional de Picardie, la transportait avec lui, en voiture, jusqu'à Amiens. Allez savoir si l'ancien maire de Saint-Quentin ne détient pas des secrets sur sa vie !

Mais le moment le plus haut en couleur que j'ai pu connaître, c'est lorsque Yvonne Bou a reçu, le 8 octobre 2011, en mairie, l'insigne de chevalier dans l'ordre national du mérite, des mains du colonel Dutel, après les éloges remarqués de Xavier Bertrand, applaudi (comment faire autrement ?) par les hiérarques socialistes ! De la politique, Yvonne Bou avait gardé la ténacité, presque l'âpreté, non dénuée de sens tactique. Je me souviens qu'en 2008, elle avait réussi le tour de force, dans une situation il est vrai de grande faiblesse collective, de remonter de plusieurs places dans la liste municipale.

Mais cette militante dans l'âme, comme on n'en verra plus guère, ne réduisait pas son activité à la sphère politique. Dans les 20 dernières années de sa longue existence, là où Yvonne Bou aura le plus fait et influencé, c'est dans le monde associatif. Elle a fait partie d'une nombre incroyable d'assos, de l'art au commerce équitable en passant par le café philo. Elle aura souvent été à l'origine de nouvelles associations. Il était surprenant de voir comment ce petit bout de femme, d'un âge avancé, avec des ennuis de santé, débordait d'une énergie que des jeunes bien portants n'ont pas. Remarquable aussi le fait qu'Yvonne Bou ne se plaignait jamais, n'insistait pas sur son handicap.

Vous n'allez pas me croire, mais à 90 ans, elle cherchait encore à plaire, et beaucoup autour d'elle la félicitaient, sincèrement, pour sa coquetterie. Je crois même qu'elle espérait toujours attirer le regard des hommes. C'est beau, non ? Quand un officiel, lors d'une allocution, l'appelait "mademoiselle Bou", je pense qu'elle était flattée par cette politesse qui passe aujourd'hui pour un peu désuète. Ce fameux parapluie quand il faisait soleil, que j'ai évoqué au début : coquetterie encore, pour ne pas avoir à utiliser la canne de vieillard.

Comme tous les gens intéressants, Yvonne Bou avait sa part de mystère. Elle avait 17 ans en 1940, mais je ne l'ai jamais entendu parler de la guerre, qui chez d'autres, de sa génération, est pourtant un moment fondateur de leur expérience politique. Je n'ai jamais non plus très bien su ce qu'était son activité professionnelle. De sa famille, nous connaissions l'entrepreneur immobilier Xavier Bou, mais c'est tout. D'autres témoignages pourront sans doute compléter ce portrait. Maurice Vatin, socialiste historique lui aussi, m'avait un jour dit d'elle, il y a longtemps : "Elle nous enterrera tous". Ce n'est pas tout à fait vrai : samedi matin, nous irons enterrer Yvonne Bou, en l'église Saint-Martin, à l'issue d'une vie qui aura été bien remplie.


En vignette : Yvonne Bou au micro, en rouge, le samedi 10 mars 2012, lors de l'inauguration de l'exposition "Femmes d'ici et d'ailleurs", au palais de Fervaques, au côté de Pascale Gruny, Colette Blériot, Viviane Caron et Marie-Lise Semblat.

5 commentaires:

Anonyme a dit…

"nous irons enterrer Yvonne Bou, en l'église Saint-Martin" ?
Athée quand même ?

Emmanuel Mousset a dit…

Je ne connaissais pas les convictions personnelles d'Yvonne en matière de foi. Je n'en ai jamais parlé avec elle. C'est une question intime, qu'en général je n'aborde pas. Dans ce billet, j'évoque seulement le personnage public et sa réputation. Mais qu'y a t-il derrière, dans les cœurs, je n'en sais rien et je ne cherche pas à le savoir.

Et puis, l'enterrement religieux est aussi un rite social, qui n'est pas forcément une preuve d'engagement religieux. J'ai connu des socialistes, athées, libres-penseurs et francs-maçons se faire enterrer en grande pompe à l'église, avec la bénédiction de monsieur le curé. L'être humain, surtout en ce qui concerne les fins dernières, n'en est pas à une contradiction près. Pourquoi pas, d'ailleurs : s'il fallait vivre dans une stricte cohérence, ce serait infernal.

Anonyme a dit…

Aussi peu de commentaires pour une élue qui,à son époque,a réussi à faire bouger la politique à une période où il y avait si peu de femmes qui en faisaient partie.Chacun sait qu'elle se montrait de manière vindicative parfois mais toujours engagée et forte de ses expériences et des idées.
Mais mademoiselle Bou alors qu'elle a emmené le débat sur l'égalité:homme/femme à un moment où rien n'avançait.
On peut lui reconnaître sa volonté de "faire bouger"mais son âge a été soulevé alors qu'elle représentait,comme en Afrique,la célèbre pensée que lorsqu'une personne âgée disparaissait,c'était une bibliothèque qui s'envolait.

Emmanuel Mousset a dit…

On est très vite oublié.

Anonyme a dit…

Je me demande si Yvonne ne m'a pas fait une de ses facéties de là où elle est,un clin d'oeil.
Je viens de lire seulement les écrits parlants de sa vie après son décès,quitte à te contredire,Emmanuel,il reste le souvenir contre l'oubli.