lundi 29 août 2016

La vérité est dans la banalité



C'est un mouvement à peu près inconnu, la banalyse, et pour cause, puisque son centre d'intérêt était la banalité, ce que précisément on ne remarque pas, qui ne laisse aucune trace, qui n'exerce pas d'influence. Ses membres tenait un congrès annuel dans un endroit que je connais bien, le viaduc des Fades, entre Montluçon et Clermont-Ferrand, où j'allais en voyage d'enfants de chœur, au début des années 70. A l'époque, la sortie était exceptionnelle et l'endroit remarquable : qui le connaît aujourd'hui, qui en a entendu parler ? Les congressistes banalystes se réunissaient sur le quai de la gare et attendaient les trains. Leur rassemblement n'avait pas d'objet, comme toute banalité qui se respecte. Ils venaient là non pas pour passer le temps, mais pour voir le temps passer. Le rendez-vous s'est prolongé de 1982 à 1991, la banalité finissant par venir à bout d'elle-même (elle vient à bout de tout).

On l'aura peut-être compris : la banalyse est dans le prolongement du situationnisme, de la critique de la société du spectacle, où rien ne doit être banal mais toujours nouveau, excitant, divertissant. Sauf que les situationnistes étaient des créatifs, des militants, ce qu'interdit la banalité. Du coup, je crois que ce dernier mouvement est métaphysiquement plus profond. Il pose une question que j'ai souvent traitée en café philo : Qu'est-ce que je fais là ? La banalyse répond : rien. Ou mieux, elle ne répond même pas. Son ontologie est celle du non-être, de la vacuité profonde de l'existence. Cette position philosophique va à l'encontre de la société contemporaine, qui transforme la banalité en événement (l'affaire du burkini), alors que nous devons à la vérité de dire que c'est l'événement qui recèle en son fond une incurable banalité.

C'est là où nous touchons à la politique. La banalité y règne en maître, quand on y regarde de près. Les discours sont souvent les mêmes, les hommes, les comportements, selon une logique de la répétition, qui se cache sous de prétendus événements, en réalité non-événements. La banalyse montre que l'ennui régit nos vies, qu'on dissimule en s'inventant des faits faussement exaltants. L'existence est partagée entre deux attitudes : ne rien faire ou faire semblant.

En politique, ce serait frappant si ce n'était pas si banal : réunions, allocutions, prises de position sont d'un ennui qu'on ne peut pas dire mortel puisque c'est lui qui fait vivre. Cet ennui peut aussi sembler monstrueux, s'il n'était pas très ordinaire. Réussir en politique, c'est se taper des tas de rencontres inutiles avec des tas de gens inintéressants, en laissant croire que tout ça est fondamental et formidable : c'est une religion.

C'est dans la banalité de l'existence que les individus révèlent ce qu'ils sont, pas dans les situations lyriques ou héroïques, contrairement à l'opinion commune (qui justement veut faire oublier ce qu'elle est, par des pensées soi-disant élevées). Personnellement, quand je veux saisir quelqu'un, je m'inflige l'effort, souvent torturant, d'aller sur sa page Facebook : et là, on a tout compris, hélas ...

Paradoxalement, il y a une puissance de la banalité, dans son inertie même. Les régimes communistes se sont écroulés sous eux, pas à cause de coups de boutoir portés de l'extérieur. Ils ont été les victimes de leur propre ennui. Quand je suis allé en RDA en 1987, j'ai vu à quel point la banalité la plus grise et la plus triste dominait partout. La vie démocratique n'en sort pas non plus indemne : banalité et médiocrité vont de concert. Dans les partis, il est recommandé de faire profil bas, de s'habiller couleur muraille, d'avoir une bonne dose de mimétisme en soi pour réussir. L'agitation des leaders, l'excitation des périodes électorales font oublier la terrible banalité de l'activité politique : saluer les uns, complimenter les autres, signer des documents qu'on lit à peine, d'un parapheur dont on ne cesse pas de tourner les pages.

Mon billet d'hier était volontairement d'une extrême banalité : des échanges convenus sur le quai d'une gare entre deux personnes qui n'ont rien à se dire. Ma chronique dans la presse gratuite essaie de capter, sous mon œil exercé, des faits sans intérêt que je trouve grand intérêt à évoquer. Je suis un banalyste qui ne dit pas son nom, parce que ce terme est trop compliqué pour être digne de banalité.

Si vous voulez poursuivre cette réflexion, vous pouvez réécouter l'émission de ce jour sur France Inter, La marche de l'Histoire, diffusée à 13h30, dont l'invité était l'un des initiateurs de la banalyse, Yves Hélias. Vous pouvez lire aussi avec profit l'ouvrage collectif "Eléments de banalyse", paru en 2015, aux éditions Le Jeu de la règle. Je vous préviens : il fait 608 pages, pas banales, sur la banalité, qu'il faut quand même se taper, aussi banalement qu'une réunion ou qu'un discours politiques. Mais justement : c'est la banalité qui rend fort, parce qu'elle est non pas le sel de l'existence, mais sa fadeur universelle.

Je vous adresse mes salutations les plus banales (en la matière, les formules de politesse sont édifiantes).

7 commentaires:

Erwan Blesbois a dit…

Autrement dit la société vit un genre d'entropie depuis la seconde guerre mondiale, dernier fait remarquable jusqu'à maintenant. L'humanité a eu très peur de disparaître, elle a fait des efforts sur une ou deux générations, puis elle s'en est remise au laissez-faire, à la paresse, au libéralisme, à l'entropie économique et sociale. Je ne vois pas comment on pourrait échapper au sort de la RDA, une mort lente, une décomposition lente vers un état de mort cérébrale inéluctable. Alors que l'islam est effectivement plein de vitalité et porteur de valeurs, même si elles nous paraissent au premier coup d'œil, nihilistes : les premiers chrétiens n'ont ils pas commencé comme ça ? Las ! Nous Occidentaux n'avons plus de valeurs à proposer, plus de dogme à imposer. L'ennui, la banalité, sont une étape vers un état de décomposition avancé. Ça oui, c'était mieux avant ! Mais je fais mon Cioran !
Pour ce qui est de l'oppression des femmes par l'islam : notre vie sociale réelle, notre moi individuel, sont toujours le reflet de nos fantasmes sexuels les moins avouables. Mais l'islam peut nous guérir collectivement, comme le pense Houellebecq, hommes comme femmes ! Les femmes ont du pouvoir dans notre société : mais est-ce le véritable désir des femmes, ou bien le désir des hommes d'être dominé par les femmes ? La domination sociale apparente des femmes, n'est elle pas un symptôme de décadence de l'Occident ?

Anonyme a dit…

Marianne a le sein nu .... No comment , liberté chérie ....

Erwan Blesbois a dit…

Même si les grands prédateurs de notre société restent globalement des hommes : grands patrons, chefs d'Etat, postes clefs de décisions politiques ou économiques, footballeurs. Chez l'"homme moyen", la femme a fait depuis assez longtemps sa révolution, partout dans mon entourage c'est la femme qui domine assez largement, aussi bien au niveau du caractère, que même du statut professionnel (elles sont globalement meilleures élèves, et le fruit de leurs efforts a fini par payer), en outre elles ont imposé leur vision de l'amour dans le couple : basé sur l'affection et la fidélité. Sauf cas de perversion sexuelle chez un Occidental (perversion narcissique très fréquente cependant), c'est donc plutôt la femme qui domine, et l'homme s'en accommode très bien. Pour ce qui est du statut de la femme : les Occidentaux sont les pervers des musulmans pratiquants et les musulmans pratiquants sont les pervers des Occidentaux. Une vision pure de l'islam nous voit comme des décadents, et nous les voyons comme surgi du passé le plus rétrograde.

Le futur a dit…

Au lieu de dire des banalités, faites votre article sur le départ d'Emmanuel Macron du gouvernement, article que j'attends avec impatience.

Ou alors, peut-être que le départ de Macron est aussi une banalité car l'important est en 2017 ?

Emmanuel Mousset a dit…

1- On ne peut parler fidèlement et efficacement de la banalité qu'en se situant de son point de vue, c'est-à-dire en "disant des banalités". C'est l'objectif de la banalyse.

2- L'impatience est un vilain défaut.

C a dit…

Au lieu de banalyser (un concept mot valise qui fait jouir des intellos mais sûrement pas le populo) soit vous analysez, soit vous la fermez.
Parce que la parole peut être d'argent mais comme on dit, le silence est d'or.
Parce que parler pour ne rien dire n'a d'équivalent que lire sans rien comprendre.

Emmanuel Mousset a dit…

Ce que vous écrivez n'est pas banal, et même assez complexe : vous ne pouvez donc pas comprendre la banalité. Mais il n'y a pas obligation.