samedi 27 février 2016

Il faut désacraliser le travail



Du débat sur les 35 heures il y a 15 ans à l'actuel débat sur la réforme du droit du travail, nous assistons à la même passion, déraison et parfois hystérie. Tout ce qui touche au travail provoque ces réactions, parce que le travail est devenu quelque chose de sacré, à quoi on ne peut pas toucher (c'est la définition du sacré). Toute réforme en ce domaine parait sacrilège. C'est d'autant plus vrai et plus fort que le travail se raréfie, se précarise et se déqualifie. Ce qui en reste en est d'autant plus précieux, plus sacré.

Le sacré repose sur trois composantes : la souffrance, le sacrifice et la mort. La perception contemporaine du travail le confirme. Le thème de la souffrance au travail est très répandu. Le fameux burn out en est sans doute la démonstration la plus éclatante. La dimension sacrificielle est avérée : plusieurs millions de personnes sont exclus du monde du travail, en sont devenus les parias. A l'autre bout, nous allons vers des millions de personnes qui ne travailleront plus, les retraités. Quant à la mort, elle se manifeste par les suicides dans le cadre professionnel, attestant de cette vérité nouvelle et tragique : se tuer au travail est désormais une formule à prendre à la lettre (jusqu'à présent, on se plaignait de l'exploitation, pas du meurtre).

La sacralisation du travail, et les maux qui vont avec, sont récents, deux siècles environ. Quand notre société était chrétienne et aristocrate, le travail était méprisé. La Bible le voyait comme une punition, une malédiction, et la noblesse le considérait comme un esclavage bon pour le peuple. C'est au XIXe siècle que le travail devient une valeur pour les classes dirigeantes, sous la poussée conjointe du capitalisme et du communisme. Pour les uns, le travail est une source de profit de la bourgeoisie, pour les autres un moyen d'émancipation du prolétariat. Déjà, au début du siècle précédent, l'écrivain Daniel Defoe nous présentait un personnage à l'immense succès : Robinson Crusoé. Que fait-il sur son île ? Il travaille ! L'amour, la religion ou l'art sont absents du récit.

Aujourd'hui, de la caricature du jeune cadre dynamique des années 70 au fameux travailleurs, travailleuses, lancé rituellement par Arlette Laguiller, tout le monde ne pense plus qu'à ça : le turbin, le taf. Lors de la campagne présidentielle de 2007, Nicolas Sarkozy séduit parce qu'il propose de mettre fin aux 35 heures, qu'il parle de valeur travail, qu'il fait l'éloge de la France qui se lève tôt, qu'il promet aux Français qu'ils pourront travailler plus pour gagner plus.

Au contraire, la gauche devrait désacraliser le travail, en dénonçant trois idées fausses : le travail serait condition ou synonyme de bonheur, de vertu et de liberté. La première idée, récente et fréquente, comme les deux autres, soutient que le travail serait le lieu de l'épanouissement et du bien-être, nécessaire à la construction de la personnalité. Non, le travail, c'est l'effort, la fatigue, la dureté, parfois l'aliénation, dont on se passerait volontiers si on le pouvait. Il faut reprendre et répéter ce qu'on en disait autrefois : le travail sert à gagner sa vie, pas à s'épanouir psychologiquement. La remarque n'exclut pas qu'on puisse tirer un certain plaisir à travailler et une fierté légitime à ce qu'on fait. Mais le travail n'a rien à voir avec le bonheur.

De même, le travail est distinct de la vertu. Bien sûr, il y faut des qualités morales : la ponctualité, la responsabilité, la discipline et surtout le courage et ses corolaires, la patience, la ténacité. Mais bien travailler ne fait pas de vous quelqu'un de bien. Les vertus supérieures ne sont pas les précédentes, mais l'amour, le respect, la générosité, la tolérance et quelques autres, qui n'ont strictement rien à voir avec les qualités professionnelles.

Enfin, le travail n'est pas l'expression de notre chère liberté. Depuis que l'humanité existe, on prend le boulot qui vient, qui nous fait vivre, pas celui qu'on a choisi ou dont on rêve. Et même les rares qui se trouvent dans ce cas font l'expérience d'un monde du travail qui est fait de contrainte, d'obéissance et de désagrément.

En idéalisant le travail, nous l'avons rendu pathogène, anxiogène pour une grande partie de la population, tant l'écart est grand entre sa sacralisation et sa réalité. Il est donc urgent de désacraliser le travail, qui doit moins compter, dans notre pensée politique, que l'emploi. L'essentiel est dans la création d'emplois, pas dans l'exaltation du travail. La formation, les métiers, les postes, les carrières, les rémunérations, voilà ce dont il faut parler, et pas d'un mythique travail.

Si le nécessaire débat autour de la loi El Khomri est mal parti, c'est parce que ses adversaires l'hystérisent, en présentant et en percevant, de bonne foi, cette réforme comme un blasphème, une profanation envers le travail. Est-ce que la raison l'emportera sur le fantasme ? C'est ce que nous verrons dans les prochaines semaines. En matière de travail aussi, nous devons passer de la religion à la sécularisation, de la croyance à la laïcité, du principe de plaisir au principe de réalité.

7 commentaires:

Erwan Blesbois a dit…

Je crois que la classe moyenne est très fragile narcissiquement et a besoin du travail pour renforcer l'estime de soi. Effectivement hormis le travail les gens n'ont plus de valeurs à quoi se raccrocher, comme l'amour, la bonté, la tolérance, tout ça c'est fini. Ne reste que la perversion. Sans le travail les gens sentent qu'ils n'existent plus. ils n'existent qu'au travers du travail, aussi se forment de nouveaux phénomènes de groupes très soudés, qui rejettent très violemment ceux qu'ils estiment être les autres. Donc ils mobilisent tout ce qu'il y a en eux d'énergie dans le travail, on pourrait parler de travail nihiliste, car sans aucun projet de vie, ni projet de société, les gens sont perdus en dehors du travail, et surtout ils haïssent ceux qui osent remettre en question l'aspect "sacré" de leur cohésion de groupe dans le travail. Le burn out apparaît chez ceux qui sont mis à l'écart, au placard comme on dit, pour une raison x ou y, qui font un travail absurde dénué de toute finalité et impropre à renforcer l'estime de soi. En même temps la culture est déconsidéré, le langage est déconsidéré. On attaque pour faute grave ceux qui croient qu'il y a encore des valeurs en dehors du travail, car en l'absence d'idéologie ou de religion, la cohésion du groupe se fait par le travail, donc ce dernier est sacralisé. Ceux qui n'adhèrent pas à cette vision sont les nouveaux parias. Si je publiais rien que ça sur mon blog, des gens appelleraient l'inspecteur, mon supérieur hiérarchique, pour que j'ai une sanction pour faute professionnelle, et on croit encore vivre au pays des droits de l'homme, quelle sinistre farce !

T a dit…

Votre plaidoyer à propos de la valeur travail aurait-elle un quelconque lien avec la fameuse inversion de la courbe du chômage présidentiel ?
Raté...
Il me semble qu'il y a deux sortes de définitions possibles du mot "travail"...
Celle dont vous parlez, c'est le travail subi, le travail salarié, le travail pour quelqu'un d'autre, pour un patron, pas pour soi.
Ce travail salarié est sans nul doute une aliénation.
Il ne libère en rien.
L'homme est né libre et c'est le travail salarié qui réduit sa liberté.
Mais hors salariat, le travail (aussi le hobby anglais), est tout à fait valorisant : il correspond à la définition de l'homo faber qui a précédé l'homo sapiens...
L'homme alors travaille pour lui même, sans contrainte...
Il ne libère pas mais il transcende !

Erwan Blesbois a dit…

Je pense aussi qu'au travail, on peut faire preuve de générosité et de bienveillance, surtout quand on est enseignant. Le travail n'est pas incompatible avec notamment la tolérance, la générosité et la bienveillance. Sinon alors effectivement "le travail rend libre", et nous nous retrouvons dans un vaste camp d’Auschwitz à l'échelle mondiale et planétaire, c'est un peu ce qui est en train de se constituer avec ce que certains appelle "l'horreur économique", c'est aussi ce que mon intuition subodore dans l'air du temps.

Emmanuel Mousset a dit…

Je n'avais pas trop aimé ce livre et son titre : "L'horreur économique". Au siècle précédent, s'il y avait une "horreur", elle était totalitaire, pas "économique".

Erwan Blesbois a dit…

Toi tu es différent, mais tu as la force qui te permet d'assumer cette différence, en connaissant en plus à peu près tout sur tout, et sans aucune faille d'un point de vue comportemental, qui fait que tu es insensible à la perversion qui s'insinue dans les failles. Comme tu le dis toi-même, tu ne "comprends pas le mal", donc tu mets la barre du mal très haute, c'est-à-dire à Auschwitz, ou au goulag, et nulle part ailleurs, dans la vie quotidienne par exemple, donc tu ne fais preuve d'aucun catastrophisme Je vais pas pleurer sur mon sort, mais malheureusement une personnalité plus fragile n'a souvent pas les capacités de son ambition : "être différent".

Philippe a dit…

Sur la page « la main » du site du Musée du Compagnonnage de Tours.
« Gloire au Travail, Mépris à la Paresse, Le Travail et l'Honneur, voilà notre richesse". Telle était la sentence inscrite sur les diplômes des compagnons charpentiers au XIXe siècle. Elle a conservé sa valeur aujourd'hui, car les compagnons savent que l'exercice de leur métier, le savoir, l'effort, le travail, la main et l'outil servent autant à édifier des monuments et des
chefs-d’œuvre qu'à construire des hommes. »

… construire des hommes

Le libéralisme économique … construit des consommateurs et ne cherche pas à construire des humains il s’emploie à rendre acceptable l'idée que certains ne travaillant jamais seront à vie réduit à vivre d'un revenu de subsistance tant que ce dernier ne mette pas en péril les gains des actionnaires des multinationales et les parachutes dorés des dégraisseurs d'entreprise.

Erwan Blesbois a dit…

Je réagis à quelque chose que tu m'avais dit il y a six mois
"Erwan, ne sois pas si obsédé par le sexe : l'amour reste très présent dans notre société, ni plus ni moins qu'autrefois (peut-être même plus)." Quel rapport avec le travail : La normalité, puisque Freud disait qu'être normal c'est "aimer et travailler"
Oui, Zemmour dit que sous l'action des femmes notamment, le sentiment amoureux a pris de l'importance dans le couple. Mais l'effet pervers est que les couples se quittent dès qu'ils ne s'aiment plus ; or comme on dit "l'amour dure trois ans", c'est biologique. Après il faut trouver autre chose que l'amour physique et la fusion passionnelle pour faire durer le couple. En général c'est l'intérêt des enfants qui prime, quand il n'y a pas de perversion.