samedi 27 juin 2015

La tête coupée et l'homme tranquille



Le crime terroriste commis hier en Isère aura, à mon avis, un impact aussi grand dans l'opinion publique que l'attentat de janvier contre Charlie-hebdo. Un identique sentiment d'horreur est éprouvé : une première fois, parce que de paisibles dessinateurs ont été froidement assassinés ; une seconde fois, parce que le corps d'un homme a été décapité. Il y a l'abomination des faits, mais il y a aussi l'effet dans nos imaginations. Tenter de faire exploser une usine et tuer quelqu'un, c'est une chose ; séparer la tête d'un corps en est une autre, beaucoup plus traumatisante.

Pourtant, hélas, la décapitation est une pratique régulière dans l'histoire de l'humanité. Sous l'Antiquité, on la réservait aux nobles (les esclaves étaient crucifiés). Pendant la Révolution française, la foule promenait joyeusement des têtes au bout des piques. De la façon la plus légale, la République française, il y a encore 40 ans de cela, guillotinait. Aujourd'hui, trancher la tête d'un homme nous parait, à juste titre, comme le comble de la barbarie (c'est aussi pourquoi le retour à la peine de mort n'a jamais fait débat en France, nonobstant le climat d'insécurité et la progression de l'extrême droite).

La civilisation, c'est le respect de l'intégrité du corps humain. Toute amputation crée le dégoût et le scandale. Cette évidence n'a pas toujours été partagée : dans la civilisation chrétienne du Moyen Age, les corps des saints, quoique sacrés, étaient volontiers démembrés, tête comprise, pour alimenter les reliques éparpillées dans de multiples sanctuaires. Aujourd'hui, nous pratiquons la crémation sans nous offusquer, alors que passer un corps au feu et le réduire en cendres pourraient être perçus comme la dernière offense.

Le grand scandale de cette décapitation a une autre cause : elle a été perpétrée par un homme décrit comme tranquille, sociable, bon voisin, bon père, inimaginable en terroriste et en tueur. Mais là encore, c'est une réaction d'époque, marquée par la morale et la psychologie : le tempérament paisible et discret nous semble incompatible avec la pulsion de cruauté ; la politesse ordinaire nous parait contradictoire avec un profil d'assassin. Nous sommes stupéfaits, incrédules et horrifiés parce que nous vivons, en ce début de troisième millénaire, dans une société apaisée, protégée, policée. Il suffirait de remonter 70 ans en arrière, c'est tout près dans l'échelle du temps, pour comprendre que la barbarie est aussi un phénomène bien de chez nous, que nous avons connu et pratique pire, sans commune mesure.

Ce tueur tranquille nous trouble, parce que c'est un amateur, qui n'est heureusement pas allé jusqu'au bout de son terrifiant projet, parce qu'il n'est pas mort en martyr, comme le prescrit sa croyance de dément, parce qu'un simple pompier a mis un terme à sa folie meurtrière. Nous sommes troublés parce que le même jour, le sang a coulé, pour d'aussi terribles raisons, au Koweit et en Tunisie, comme s'il s'agissait d'une planification de la terreur, sur laquelle on ne peut pas pour le moment se prononcer.

De l'autre côté de la Méditerranée, c'est un autre homme tranquille qui a semé l'épouvante : jeune, en pantacourt, avec un parasol sous le bras, traversant une plage bourrée de touristes ... pour tirer aveuglément sur des vacanciers qui bronzent ou se baignent. Le terroriste moderne est un homme ordinaire : c'est le voisin du coin, le collègue de travail, l'ami d'enfance ... Il va falloir un sacré moral collectif pour affronter cette terreur-là.

Islamo-fascisme, disent certains. C'est une formule, et les rapprochements historiques valent ce qu'ils valent. Mais je ne ferais pas le parallèle avec les fascistes italiens ou les nazis allemands. Ces terroristes qui se réclament de l'Islam et qui veulent détruire le monde me font plutôt penser aux nihilistes russes de la fin du XIXe siècle, qui posaient des bombes : un mélange de furie mystique et de rage de mort.

A cette différence que les nihilistes d'aujourd'hui s'appuient sur un embryon d'Etat, un territoire, Daesh, que quelques missiles nucléaires feraient disparaitre en un clic, si nous le voulions. Drôle de guerre, donc, entre eux et nous : ils sont battus d'avance, notre supériorité militaire les écrase absolument, il ne leur reste qu'une seule arme contre nous, la peur, que nous inspirent des hommes tranquilles qui coupent des têtes ou tirent dans la foule.

2 commentaires:

Anonyme a dit…

Au Vietnam, les Américains en un clic auraient pu anéantir leur adversaire. Pourquoi ne l'ont-ils pas fait et ont-ils perdu ? Pourquoi les même cas de figure ne pourrait-il pas se répéter avec Daesh ?

Emmanuel Mousset a dit…

C'était la période de la Guerre Froide. Le Vietnam avait de puissants soutiens. Aucun grand pays, pas même musulman, ne soutient Daesh.