dimanche 28 juin 2015

Génération PIF



Ce billet dominical ne s'adresse qu'aux lecteurs de mon âge, qui ont aux alentours de 55 ans. Les autres peuvent vaquer à leurs occupations. Désolé, c'est une question de génération : il faut avoir été pré-adolescent au début des années 70 pour pouvoir comprendre ce qui va suivre. Quelques années seulement, pour ceux de cette génération, ont été déterminantes pour saisir ce qu'ils sont aujourd'hui, pour connaitre leur morale, leur psychologie. Et un magazine, PIF.

Jeudi dernier, j'ai interrompu mon travail de bénédictin (la correction des copies du bac) pour me précipiter chez mon marchand de journaux : la radio venait de m'annoncer une grande et belle nouvelle, PIF était revenu, après tant d'années d'absence. Le dernier vrai numéro, c'était en 1974, ce qui fait un bail. Depuis, il y a eu quelques reparutions, sous forme de numéros spéciaux. Mais j'ai été cette fois déçu : quoi, PIF, c'est donc ça, ce gros recueil de BD pour gamins ! Quand j'étais enfant, je ne me souviens pas avoir été aussi enfant. Et la présence, dans ce Super PIF (couverture en vignette), de Rahan et de Corto Maltesse, ne sauve pas la mise. Vais-je à mon tour céder au stupide "c'était mieux avant" ?

Revenons au premier PIF, le vrai, l'indépassable, l'inoubliable : ce magazine n'était pas pour les ados (à 15 ans, je lisais des trucs de grands), ni pour les enfants (à 10 ans, j'étais plongé dans le Journal de Mickey), mais à la charnière de ces deux âges. C'est dans l'année de mes 12-13 ans que j'ai été fidèle à PIF, qu'il m'a marqué, je pourrais presque dire éduqué. Parce qu'à côté des traditionnelles BD enfantines, il y en avait d'autres beaucoup plus sérieuses. Cinq personnages ont particulièrement imprégné mon esprit d'alors (et de maintenant ?) : Rahan, le Grêlé 7-13, Teddy Ted, Docteur Justice et Corto Maltese. Et puis, bien sûr, le fameux gadget sous la couverture en plastique.

Quand j'y réfléchis aujourd'hui, je me dis que la lecture de PIF a inculqué à notre génération essentiellement trois valeurs : justice, courage, curiosité. Rahan, mon préféré, c'est l'homme qui fait régner la justice à une époque sans justice, la Préhistoire. Le Grêlé 7-13 m'émeut tout spécialement parce qu'il a été oublié (je me demande si je ne suis pas le seul à m'en souvenir !) : c'était un jeune Résistant contre la barbarie nazie (7 taches de rousseur sur une joue, 13 sur l'autre, qui constituaient son nom de code). Teddy Ted, c'était le cowboy, donc le justicier. En ce début des années 70, le western était passé de mode au cinéma, mais très présent dans la toute nouvelle télévision : la lutte des bons contre les méchants, toute une génération a été favorablement impressionnée par ce schéma utilement réducteur. Docteur Justice, son nom parle de lui-même ! C'était le justicier moderne, une sorte de french doctor versé dans l'humanitaire et pratiquant le karaté (ou le judo, je ne sais plus). Corto Maltese, il faut le mettre à part : c'était un personnage mystérieux, que je n'allais vraiment comprendre que beaucoup plus tard.

Ce temps-là, c'était celui des héros (et pas des super-héros, américains, de pacotille) : des héros authentiques, ou présentés comme tels, des hommes forcément courageux, justes, qu'on avait envie de suivre, d'imiter. Quelques années plus tard, j'abandonnais PIF (qui d'ailleurs a cessé de paraitre quand j'ai cessé d'être un enfant) pour m'intéresser à la politique : le socialisme, la gauche, pour moi, c'était quoi ? La liberté, la solidarité, la laïcité, l'égalité ? Oui, si l'on veut, mais c'était surtout, c'est resté jusqu'à aujourd'hui, d'abord et avant tout, la JUSTICE. Je le dois en partie à l'héritage de PIF.

Ces années-là, nous étions trop jeunes pour comprendre Mai 68, trop complexe. Un événement beaucoup plus important a frappé notre génération : l'homme sur la Lune. Tout devenait possible, tout était à conquérir : voilà la morale de cette génération. C'est pourquoi, après la justice et le courage, j'inscris la curiosité dans la vertueuse trinité des quinquagénaires. C'était la découverte du gadget, toujours surprenant, toujours intéressant, souvent instructif, même quand il était parfois bébête. Encore aujourd'hui, je me surprends à être curieux de tout. Merci PIF !

Vais-je en conclure que les générations actuelles, à défaut de PIF, sont moins vertueuses ? Sûrement pas ! Mais, comme le dit la publicité, "nous n'avons pas les mêmes valeurs". Il se trouve que mon métier d'enseignant, prof de philo, me permet sans doute mieux que quiconque d'appréhender les jeunes générations et les trentenaires, que j'ai eus pour élèves il y a 15-20 ans. La justice, ce n'est plus trop leur souci : ils me disent souvent que "la justice n'est pas juste" (ce qui me fait évidemment bondir). Et puis, ils rejettent en général la politique (qui s'articule autour de l'idée de justice). Le courage, ça ne signifie plus rien pour eux : il faut être cool, zen, pas courageux. Quant à la curiosité, ils n'en ont pas besoin : l'internet leur apporte tout, sans qu'ils aient besoin de recherches et de conquêtes.

En revanche, les jeunes communient fréquemment à trois valeurs que nous ne mettions pas, en notre temps, en avant : respect, sincérité, différence. Le respect, nos jeunes n'ont que ça à la bouche ! Dans les années 70, nous étions irrespectueux, et c'était tellement bon ! Jamais nous n'invoquions le respect, pour nous-mêmes ou pour les autres. La sincérité, je ne me suis jamais posé de questions sur elle : encore aujourd'hui, je me moque de savoir si quelqu'un est sincère ou pas, pourvu qu'il soit juste (mes élèves ne cessent, eux, de condamner l'hypocrisie). Quant à la différence, elle est le thème récurrent des copies de dissertation : "nous sommes tous différents, chacun est unique, etc", j'y ai droit presque à chaque fois ! De cet éloge de la différence découle l'absence de modèles, de héros, d'hommes supérieurs, comme dirait Nietzsche : la différence donne à chaque individu une valeur absolue, qui empêche toute comparaison, toute hiérarchie. Du coup, j'ai l'air ridicule dans mon culte de Rahan, 7-13, Teddy Ted, Doc Justice ou Corto Maltese.

Ce generation gap, comme disent les Américains, il y en a un, quinqua comme quoi, idem lecteur de PIF, qui l'a très bien analysé dans son roman "Les Particules élémentaires", Flammarion, 1998, chapitre 6. Michel Houellebecq a lui aussi admiré Rahan, mais surtout un autre héros, Loup-Noir, que j'ai complètement oublié, qui ne me dit rien du tout. Comme quoi il faut se méfier des reconstructions de la mémoire, 40 ans plus tard. Houellebecq explique que PIF, c'était une application de la morale de Kant : liberté, bonne volonté, raison. Oui, sans doute, mais alors je suis embêté, parce que je ne me sens plus kantien depuis bien longtemps. En revanche, depuis longtemps, je me rattache à Nietzsche, qui irrite énormément Houellebecq. Voilà une divergence de fond chez les quinquas ! Mais ceci est une autre histoire ... Je retourne à mes copies, je fais des pauses en feuilletant le dernier PIF. Les moins de 50 ans et les plus de 60 ans peuvent reprendre la lecture de ce blog. Bon dimanche.

8 commentaires:

Anonyme a dit…

DE 7 à 77 ANS ??? Tel est notre devise !!!!!!!!!!!

Emmanuel Mousset a dit…

Ca, c'était le slogan de "Tintin", que je lisais aussi, avec "Spirou". Mais PIF est au dessus.

Erwan Blesbois a dit…


Personnellement j'ai lu Pif en premier, de 6 à 8 ans environ, puis Mickey jusqu'à 11 ans, puis j'ai lu Strange, spécial Strange, Titan, Nova, Fantask et Marvel jusqu'à 15 ans, enfin j'ai lu Métal Hurlant, Viper et Rigolo jusqu'à 17 ans. A part les BD, je lisais assez peu de "vrais" livres. Puis dans mon imaginaire, le cannabis a remplacé la BD, en cela j'ai été influencé par le magazine Viper. Dans les années 80, il n'y avait aucune diffusion des dangers du cannabis sur le système nerveux et le cerveau. Je crois même que des philosophes comme Deleuze en consommaient régulièrement, à cette époque la jouissance était exaltée, on en voyait pas les effets négatifs, beaucoup de dessinateurs de BD sont morts, emportés par la drogue. J'en ai fumé jusqu'à atteindre ma limite, je n'ai pratiquement plus rien lu pendant deux ans environ. J'avais atteint ce qu'on appelle un paradis artificiel. Quand j'ai voulu reprendre des études sérieusement, j'ai bien vu que quelque chose était "cassé" irrémédiablement dans mon cerveau. Il m'a fallu "faire avec" et depuis jusqu'à maintenant, je "fais avec", comme si c'était un handicap du système nerveux irrémédiable.
Je pense que le cannabis au moins devrait être légalisé en France, mais qu'on en explique les dangers très sérieusement, combien de temps encore cette drogue, parce que c'est une drogue, va continuer à faire des ravages en France, pays le plus gros consommateur de cannabis d'Europe, justement parce que c'est INTERDIT.

Anonyme a dit…

BRAVO Cher MONSIEUR MOUSSET , belle culture de la BD , et désolé de vous distraire de vos corrections , bon courage , PIF va vous aider ... Et sans doute aussi PHILLUPILUS !!!

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Emmanuel Mousset a dit…

Je suppose que vous faites allusion au prophète de malheur, dans l'aventure de Tintin et Milou, "L'Etoile mystérieuse" (je n'ai pas vérifié).

Anonyme a dit…

La version parue dans "Le Soir" de "L'Étoile mystérieuse" comporte un strip caricaturant deux juifs. Ce passage qui se voulait une histoire drôle disparaîtra dans l'album. "Tu as entendu, Isaac ?... La fin du monde !... Si c'était vrai ?... Hé Hé !... Ce serait une bonne bedide avaire Salomon!... Che tois 50.000 frs. à mes vournizeurs... Gomme za che ne tefrais bas bayer."
Dans la version originale, le méchant était un « puissant financier de New York » nommé « Blumenstein », dont les traits correspondent aux caricatures de Juif (grand nez crochu, lèvres épaisses, cigare, œillet à la boutonnière...) que l'on trouvait classiquement à l'époque.
Enfin cette BD a été conçue dans les années 41, 42 ; ceci explique peut-être cela.

Emmanuel Mousset a dit…

Ok, mais je ne fais pas partie de ceux qui pensent qu'Hergé était raciste. On lui fait un mauvais procès.

Anonyme a dit…

Les enfants des plus de 70 ans achetaient Pif mais leurs parents le lisaient aussi et s'occupaient bien des gadgets : haricots sauteurs et autres.