dimanche 14 juin 2015

Au nom de quelle morale ?



Les deux affaires politiques de la semaine qui s'écoule (le voyage contesté de Manuel Valls à Berlin et la relaxe de Dominique Strauss-Kahn) ont confirmé l'importance de la morale dans la vie publique française. Dans la première, le droit a été rattrapé par la morale : la visite officielle du Premier ministre, légalement irréprochable, a été débordée par la morale, qui interdit qu'on mêle le plaisir personnel (aller voir un match de foot en compagnie de ses enfants) au devoir d'Etat (en déplacement ce week-end à Bordeaux, dans une manifestation vinicole, François Hollande a pris soin de préciser qu'il n'était pas là "pour son plaisir", afin de ne pas déroger à l'impératif élémentaire de toute morale, ce qui est involontairement drôle quand on se rend chez des marchands de vins).

Dans la deuxième affaire, c'est au contraire la morale qui a été désavouée par le droit : mis sur la sellette pour des raisons éthiques, comportementales (libertinage, proxénétisme, soupçon d'agression sexuelle et de viol), DSK a finalement été blanchi de ses prétendues fautes par le droit, qui n'a rien vu de délictueux ou de criminel dans ses agissements. Bien que prédominante dans notre société, la morale ne gagne pas forcément à tous les coups.

Mais au nom de quelle morale, précisément, accable-t-on Manuel Valls et accuse-t-on Dominique Strauss-Kahn ? Car une morale n'a rien de naturel. C'est une construction humaine, qui change à travers les époques. J'ai écrit, il y a quelques jours, que sévissait actuellement en France une morale puritaine, d'origine américaine, sourcilleuse à l'égard de l'argent et du sexe. Mais l'explication est insuffisante, dans un vieux pays catholique et laïque, largement agnostique. En tout cas, cette présente morale a peu à voir avec celles du passé, dont je connais trois formes :

D'abord, la morale antique, philosophique, qu'on retrouve chez Platon, les stoïciens ou les épicuriens, faite de maîtrise de soi, de restriction des désirs, de sobriété de moeurs, qu'on peut aussi appeler sagesse. Je ne crois pas que nos contemporaines aspirent à ce genre de morale, stricte et aristocratique, surtout à notre époque de consumérisme de masse.

Ensuite, la morale chrétienne, qui prône la charité envers les pauvres, l'amour des ennemis et la pratique du pardon : là aussi, l'opinion publique en est très éloignée, autant qu'elle est éloignée de la foi, même si elle réclame des personnes publiques contrition, repentance, mea culpa (ce ne sont que des mots, pas des convictions).

Enfin, la morale laïque, portée depuis le XIXe siècle par la République et l'école publique, soucieuse du "vivre ensemble", comme on dit maintenant, qui trouve son origine dans la philosophie de Kant (conception d'une morale de la bonne volonté et du respect, indépendante de la religion). Ce n'est pas non plus cette morale-là qui nous inspire, car elle distingue la vie privée et la vie publique, qu'aujourd'hui nous confondons.

Alors, au nom de quelle morale faisons-nous les gros yeux à Manuel Valls et tirons-nous les oreilles à Dominique Strauss-Kahn ? Difficile à dire. Contrairement aux morales passées, je n'en vois ni les maîtres, ni les ouvrages, ni les bases métaphysiques. C'est une morale venue de nulle part, sinon du corps social ou du continent outre-atlantique. Quoi qu'il en soit, j'y repère deux contradictions majeures, pour les affaires qui nous concernent. Notre société a fait de la famille une valeur-refuge, attestée par toutes les enquêtes d'opinion. Or, le reproche principal qu'on fait à Manuel Valls, outre le plaisir qu'il a pris, c'est d'avoir privilégié ses enfants, ce que pourtant n'importe qui à sa place, soucieux de sa famille, aurait fait, sachant que cet accompagnement ne coûtait pas un sou supplémentaire aux contribuables.

Dans le cas de DSK, on cherche à sanctionner sa liberté sexuelle, alors que notre société, depuis une quarantaine d'années, a fait de celle-ci la caractéristique de nos moeurs, qui s'étale dans les magazines, à la télévision et sur internet. Etrangère à la religion et soucieuse de sexe, voilà notre civilisation ... qui va néanmoins le reprocher à Strauss-Kahn. "Faites ce que je dis, ne faites pas ce que je fais" : il parait que c'est le principe caché de toute morale. Notre société bichonne la famille mais l'interdit à son Premier ministre ; elle se régale de cul sur le net mais ne veut pas que l'ex-directeur du FMI passe à l'acte. Finalement, elle ne veut pas que les grands reflètent et révèlent les turpitudes et les faiblesses des petits ; elle attend des vertus publiques qu'elles dissimulent et exonèrent nos vices privés.

6 commentaires:

Anonyme a dit…

Une seule question , avez vous une morale , parfois on a de gros doute ...

Emmanuel Mousset a dit…

Vous avez raison de douter : je ne crois guère en la morale, comme vous l'avez bien compris à travers mes derniers billets. Je lui reproche d'être un arrangement purement social, formel, très hypocrite. Et puis, cette façon de diviser le monde en bien et en mal me gêne un peu. A la morale, je préfère les convictions.

Anonyme a dit…

Mais comment voulez vous être crédible ... LANDRU avait des convictions et c'est pour vous suffisant pour le vénérer encore de nos jours .... Bigre que c'est compliqué de vous suivre ....
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Emmanuel Mousset a dit…



Votre argument ne tient pas : Landru défendait des intérêts, éprouvait sans doute des pulsions, mais n'avait aucunes convictions.

Anonyme a dit…

Expliquez nous pourquoi jadis en primaire il y avait la leçon de morale et maintenant les cours d'éducations civiques ..... L'EN est donc en contradiction avec vous qui par ailleurs en êtes un éminent pédagogue ....
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Emmanuel Mousset a dit…

Oui, je sais, "qui vole un œuf vole un bœuf" : c'est joli, écrit à la craie, avec de belles lettres. Mais vous pensez que ça a fait fortement diminuer le nombre de voleurs d'œuf et de bœuf ? Soyons sérieux : l'éducation morale appartient à la famille, et à la religion pour les croyants. L'école enseigne la discipline, pas la morale. Quant aux cours d'éducation civique, qu'il m'arrive d'assurer certaines années, c'est autre chose : l'apprentissage de la citoyenneté, très différent là aussi de la morale, qui est une règle de vie strictement personnelle, une conviction intime du bien et du mal.