dimanche 15 mars 2015

C'est grave, docteur ?



J'espère que ce billet ne va pas me fâcher avec mes amis et mes voisins médecins, qui manifestent aujourd'hui dans les rues de Paris. Nous savons tous ce que nous devons à cette éminente profession, l'une des plus utiles aujourd'hui (et autrefois aussi). Mais je ne partage pas leur colère ni leur mouvement de grève contre, principalement, la généralisation du tiers payant.

D'abord, le principe n'est pas nouveau : ce n'est pas à proprement parler une réforme, encore moins une révolution. Le passage du remboursement des soins à la gratuité immédiate est dans la logique des choses, c'est un effet de cause à conséquence. La mesure n'est pas inventée, elle est généralisée. D'ailleurs, beaucoup de Français en bénéficient déjà. Le bruit fait autour rappelle le raffut déclenché par la réforme des rythmes scolaires : on revient à un malheureux matin de travail en plus, qui n'augmente pourtant pas le nombre d'heures à l'école, qui aménage mieux le temps scolaire, et c'est la levée de boucliers.

Nos amis médecins expliquent que ce tiers payant pour tous va compliquer leur métier, réduire le temps passé à exercer, se faire donc au détriment du patient, transformer les praticiens en administratifs. C'est là où il faut sortir les deux expressions qui tuent, bien connues : paperasserie, usine à gaz. Avez-vous remarqué ? Dès qu'une catégorie sociale est mécontente d'une réforme gouvernementale, elle utilise ces deux mots-là : paperasserie et usine à gaz.

Je me demande pourquoi les usines à gaz, les vraies, ont si mauvaise réputation ? A ma connaissance, ce sont des merveilles de technologie, qui ont fait leurs preuves. Aujourd'hui, au lieu de dire qu'on est contre, que tel projet est mauvais, on préfère l'accuser de complexité. Ce n'est pas un argument, c'est même un lapsus, et parfois une facilité : un dispositif peut être compliqué et à la fois juste, nécessaire, utile ; à l'inverse, la simplicité n'est pas en soi un gage d'efficacité, de performance ni de justice.

Et puis, de deux choses l'une : soit le tiers payant est d'une application épouvantable, et il faut alors le supprimer complètement ; soit le tiers payant est aisément praticable, comme il semble l'être jusqu'à maintenant, alors son extension ne pose pas de problème fondamental. Surtout, nous vivons dans un monde où l'informatique raccourcit les délais et simplifie les usages : le papier n'a pas disparu, mais il est très allégé. Le traitement informatique du tiers payant généralisé ne devrait donc, de ce point de vue, ne soulever aucune réticence.

Puisque l'argument technique ne tient pas, nos amis médecins se tournent vers l'argument moral (la morale étant le dernier refuge de ceux qui sont à bout d'arguments) : le tiers payant généralisé déresponsabilise les malades, qui n'auront plus conscience de la valeur de l'acte médical, qui consommeront à tout bout de champ des visites chez le médecin, engorgeant son cabinet. Là aussi, soyons logiques : si le tiers-payant est immoral, il l'est quel que soit le nombre de personnes qui en bénéficient, petit, moyen, grand ou total. Et puis, un tiers-payant qui attire beaucoup plus de patients, c'est beaucoup plus d'argent pour le toubib : pourquoi alors s'en plaint-il ?

Surtout, comme toujours en matière de morale, il faut admettre des présupposés très discutables : le malade serait potentiellement un malin, un inconscient, un profiteur qui abuserait forcément de la gratuité immédiate que lui permet le tiers payant. Au contraire de Jean-Jacques Rousseau qui pensait que l'homme était naturellement bon, nos amis médecins, à cette occasion philosophes, soutiendraient que l'homme est naturellement mauvais. Mais en quoi la gratuité différée, par remboursement, serait-elle, dans ce cas, plus vertueuse ?

A problème soi-disant moral, les syndicats de médecins proposent une solution morale : le tiers payant social, en direction des plus démunis. Je veux bien, mais ça existe déjà, les exonérations pour les catégories les plus défavorisées. Cette proposition ne règle d'ailleurs rien des prétendus abus que génèrerait le tiers payant, universel ou pas. Je la vois plutôt comme une façon de se couvrir, de se rendre irréprochable sur le plan moral, sachant que les Français ne peuvent être, dans leur grande majorité, que favorables à l'extension du tiers payant.

Nos amis médecins seraient-ils donc aveugles, sans coeur, corporatistes, conservateurs ? Non, je ne le crois pas. Quand on descend dans la rue pour manifester, c'est qu'il y a de bonnes raisons, que la réforme du tiers payant révèle, mais qu'elle ne crée pas. Cet admirable métier est en crise d'identité, de par les évolutions de la société et des mentalités, les changements de comportement à l'égard de la médecine, les transformations techniques de la profession. D'où une impression de déclassement, qu'on peut retrouver dans d'autres corps, je pense aux enseignants, qui ne sont plus aujourd'hui, surtout dans le secondaire et les lycées, ce qu'ils étaient autrefois. Le médecin est un notable qui craint de devenir un fonctionnaire (pourtant, les deux ne sont pas forcément contradictoires). L'enseignant est un fonctionnaire qui craint de devenir un simple employé.

Un problème politique ou technique, c'est assez simple à résoudre ; un problème d'identité, c'est plus compliqué. La société change, les mentalités évoluent, les techniques ne sont plus les mêmes : les médecins et les enseignants doivent-ils rester immobiles, dans le souvenir du passé ? (j'inclus ma corporation, pour qu'on ne croit pas que je suis de parti pris). Aujourd'hui, les médecins tiennent à leur confort, ne veulent pas travailler jusqu'à plus d'heure, ni dans des bleds pourris. Toute la société est comme ça, on ne peut pas le reprocher aux seuls toubibs. Autrefois, le métier avait une dimension oblative : c'est moins vrai. Ce n'est pas que les médecins soient moins généreux qu'avant : ils sont encore nombreux à ne pas réclamer immédiatement leur dû quand certains patients ne peuvent pas tout de suite payer. Se pencher sur des corps qui souffrent est une pratique qui incite à la générosité. Le problème n'est pas moral : il est culturel.

L'argent est le maître du monde, aujourd'hui beaucoup plus qu'autrefois. Il est devenu la valeur de toute chose. L'acte médical qui n'est plus tarifé ne vaut symboliquement plus rien (les psychanalystes en savent quelque chose : pour eux et pour eux seuls, le tiers payant ne devra jamais s'appliquer, car les maladies de l'âme sont incomparables aux maladies du corps). Avec le tiers payant généralisé, le médecin ne pourra même plus exercer sa générosité, celle d'un Céline envers ses malades, puisque la solidarité d'Etat y pourvoira.

Alors, ce tiers-payant pour tout le monde, c'est grave, docteur ? Non, ce n'est pas grave du tout, c'est une évolution naturelle et juste. Ce n'est pas plus grave que l'ouverture des lycées à une grande partie d'une classe d'âge, alors que ces établissements prestigieux étaient autrefois réservés à une élite. Notre société qui change aura toujours besoin de bons médecins et de bons enseignants, qui eux aussi changent, parce que le changement est le mouvement de la vie, et pas nécessairement un malheur.

4 commentaires:

Anonyme a dit…

Mais les médecins agressés dans les banlieues , et aussi aux urgences : est ce normal , et pourtant ça aussi c'est nouveau ... PELLOUX attend toujours les actions de la Ministre et il a bonne mémoire car hélas le jour où on a assassiné ses amis au journal , il était à 2 pas en cours de négociation sur la modernisation du système des urgences en général.. Le nombre et la nomadisation vers les mutuelles n'a pas été résolu , on doit avoir un guichet inique comme pour d'autres activités ... ça c'est du ressort de la Ministre qui doit bosser son dossier et arriver à négocier avec des méthodes pas éculées !
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Anonyme a dit…

lire UNIQUE et non inique ... ( guichet ) Mais hélas que de choses iniques cependant dans l'offre de soins des territoires en FRANCE !!

Anonyme a dit…

On nous dit que nous sommes les champions du numérique et une petite transaction de rien du tout arrête toute une profession , un peu d'imagination et on devrait s'en sortir ......

Anonyme a dit…

Notre prof de philo est un tantinet hors sol !
http://www.francetvinfo.fr/elections/dans-l-aisne-se-faire-soigner-est-devenu-quasi-impossible_850719.html#xtor=AL-79-[article]-[connexe]

et leur demander de faire en supplément du suivi comptable concernant les impayés pour les clients qui au final ne seront pas pris en charge par la mutuelle qu'ils ont indiqué à leur médecin !

Matignon gouverne Boboland ... pas la France !