vendredi 20 mars 2015

L'éclipse et la peur



Que faisiez-vous le 3 novembre 1975 en fin de matinée ? Peut-être la même chose que le 20 mars 2015. Moi, ce jour-là, il y a 40 ans, j'étais élève au collège de La Bourboule, et nous regardions, avec mes camarades, à travers la fenêtre de la salle de la classe, une éclipse solaire partielle, comparable à celle d'aujourd'hui. Notre professeur d'histoire-géographie avait ramené un bout de verre fumé, qu'elle avait dû noircir elle-même, à la flamme d'une chandelle. On se passait le truc, pour observer le phénomène. A l'époque, les lunettes spéciales, ça n'existait pas. Aujourd'hui, tout existe.

Je n'avais pas été très marqué par le spectacle, dont on parlait moins dans les médias que maintenant, où tout nous étonne. Aucune émotion particulière chez moi : un morceau de soleil qui devient tout noir, pas de quoi en faire une histoire ! Une heure après, j'avais oublié. Evidemment, en ce temps-là, aucune consigne particulière de sécurité n'avait été donnée. Le bon sens de la prof d'histoire-géo suffisait : ne regardez pas le soleil en face, ça fait mal aux yeux ! C'était tout. Heureuse époque.

40 ans après, c'est moi le prof, en philo, et j'avais cours ce matin, pendant l'éclipse. Mais tout a changé : les recommandations du rectorat sont strictes, multiples, précises, insistantes et argumentées. D'abord, fermeture de tous les volets de l'établissement, comme en temps de guerre, quand il y a un danger de bombardement nocturne. Ce matin, le lycée semblait être en congés. Ensuite, confinement des élèves à l'intérieur des classes, le même terme qu'avec les volailles, pour se protéger de la grippe aviaire. Mais là, ce n'est pas un virus, c'est une éclipse. Ce luxe de précautions a sa justification, qui n'existait pas il y a 40 ans : au moindre incident, des parents pourraient se tourner vers les tribunaux. Voilà la société actuelle.

Tout ça n'a pas servi à grand chose : ce matin, au dessus de nos têtes, il y avait un couvercle de nuages. Mais le fameux principe de précaution et la logique de prévention sont désormais les bases morales de notre société. Fini la prudence, la responsabilité et l'intelligence personnelles : la loi se charge de tout, pense pour nous. Avec son moteur nucléaire : la trouille, de tout, des parents, de la justice, de l'accident, du soleil. Pourtant, pourquoi craindre de devenir aveugles ? Nous le sommes déjà, aveuglés par l'obsession morbide et pathogène de sécurité.

Ce matin, j'ai donc fait cours sous le soleil artificiel de l'ampoule électrique. J'ai même eu envie de ne pas allumer, d'enseigner dans l'obscurité : après tout, en philo, on n'a besoin que de son cerveau, pas de ses yeux. C'aurait été une façon pour moi de faire mon rebelle, de résister à l'air vicié du temps, son juridisme forcené, son esprit sécuritaire, sa peur du moindre risque. Je ne l'ai pas fait : le collégien sage de La Bourboule a donné, 40 ans plus tard, le fonctionnaire discipliné de Saint-Quentin. Ironie du sort, le sujet de dissertation que j'ai traité avec les élèves était le suivant : "Suis-je seul au monde ?" Dans cette salle obturée, nous l'étions, et moi encore plus, tellement étranger aux soucis d'aujourd'hui, crainte, sécurité, réglementation.

Décidément, l'éclipse, à travers l'histoire, est un événement astronomique qui n'aura jamais cessé de faire peur aux hommes : mauvais présage sous l'antiquité, avertissement divin au moyen âge, menace sur notre santé à l'époque contemporaine. Quand arrêterons-nous d'avoir peur pour enfin nous émerveiller ? Attention : je ne fais pas mon malin, je suis tout aussi peureux que n'importe qui, mais ma présente trouille, c'est pour dimanche soir, où il n'y aura pourtant pas d'éclipse, mais peut-être pire : une apocalypse. Comme je ne suis pas devin, j'espère tout simplement me tromper.


En vignette : vers 10h30, au dessus de la rue Emile-Zola.

2 commentaires:

Anonyme a dit…

C'est pas la fin du monde ... Mais c'est vrai vous évoquez avec émotion la fin d'un monde qui était resté presque figé de 1900 à 1970 avec ses instits normaliens républicains et formatés dans des programmes que on croyait éternels, mais aussi un moule identique pour les profs, fussent ils de philo !! Et est ce l' effet 68 , l' indépendance demandée s'est muée en une gestion administrative tellement compliquée que personne ne maîtrise plus RIEN en totalité ... Et qu'il faille se référer à des règlements abscons et multiples pour changer le cours de la vie courante !!!
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Anonyme a dit…

bonjour,
j'adhère pleinement à vos propos. Mais un peu dubitatif, si je les mets en jonction avec votre point de vue sur la vidéo surveillance. point d'orgue d'une avancée vers une société hyper sécuritaire... en surface

relire castel sur l'insécurité sociale ou quartiers sécurisés ( http://www.lescarnetsdelinfo.com/f/index.php?sp=liv&livre_id=83)


deux poids deux mesures?


les grandes marées sont dans la même acabit .... mouvement de masse pour "moutonnage" émotionnel encadré à outrance.
bon vote