jeudi 22 janvier 2015

Où sont les Charlie ?



Hier soir, le cinéma de Saint-Quentin organisait une soirée de soutien à Charlie Hebdo, avec la projection du documentaire de Daniel Leconte, "C'est dur d'être aimé par des cons", relatant le procès intenté par les organisations musulmanes au journal satirique, pour avoir publié des caricatures de Mahomet. La recette était versée à l'équipe de Charlie. L'animation du débat était assurée par le journaliste Manuel Caré. Cette séance n'était pas comme les autres, évidemment : la sous-préfecture et les Renseignements généraux ont fait leur travail, la police municipale est passée plusieurs fois devant le multiplexe.

J'avais réservé ma place, pour être certain de pouvoir assister, en prévision d'une foule nombreuse. C'est pourquoi j'ai été surpris par la file d'attente, modeste. Explication d'un spectateur : "les gens ont peut-être voulu faire une pause". Oui, peut-être, mais c'est bizarre. Arrivé dans la salle, j'ai été encore plus surpris : 35 personnes, la fréquentation moyenne pour ce genre de rencontre. Où étaient-ils donc, les Charlie de Saint-Quentin ? 2 000 à défiler un dimanche, il y a 10 jours, 35 seulement hier soir, pour un soutien concret au journal, la disproportion est tellement énorme qu'elle interroge. Je m'attendais au moins à 150 participants. Au moins. A part Stéphane Lepoudère, aucun responsable politique non plus dans l'assistance.

Avant le film, ma voisine me confie, bizarrement, qu'elle a suivi au début le mouvement "comme un mouton", mais qu'une semaine après, elle a vu les choses autrement, "parce que c'est plus compliqué que ça". Etrange réticence, jugement nuancé et un tantinet négatif sur la mobilisation (des "moutons"). Je n'en saurai pas plus, le documentaire commençait, excellent : il nous rappelle que la ligne de défense des organisations musulmanes n'était pas d'incriminer la représentation du Prophète, mais de dénoncer une prétendue islamophobie par amalgame. La justice a tranché, Charlie Hebdo a été relaxé. Ce qui est impressionnant, c'est de voir à quel point la possibilité d'un attentat était depuis longtemps dans la tête des dessinateurs, sans y croire cependant tout à fait.

Durant le débat, je me suis interdit d'intervenir, pour ne faire qu'écouter, voir les réactions de ce petit échantillon de Charlie. Manuel Caré, en introduction, a bien exposé les enjeux de la réflexion, autour de la liberté d'expression. Les interventions ont été très variées, sans véritable fil conducteur : capacité des musulmans à rire d'eux-mêmes, acceptation et compréhension de l'humour, présence ou non de la violence dans le Coran, rôle des groupes de presse dans la censure, éducation du fait religieux à l'école, ... Une dernière remarque m'a paru originale : on reproche la violence des caricatures, mais l'art religieux représentant le Christ crucifié n'est-il pas lui aussi très violent ? Bref, comme souvent, les échanges ont été intéressants, pertinents.

Et pourtant, j'ai eu l'impression que le coeur du sujet n'était pas vraiment abordé. Dans un débat de ce type, ce qui ne se dit pas est tout aussi intéressant et révélateur que ce qui se dit (même s'il est vrai qu'on ne peut pas tout dire). La question du terrorisme en elle-même n'a pas été directement évoquée, ni celle des limites éventuelles à la liberté d'expression. Surtout, je n'ai pas senti une grande empathie à l'égard du journal satirique en tant que tel (hormis l'empathie naturelle envers les victimes, bien sûr) : entre méconnaissance et défiance (un spectateur a même parlé de "l'arrogance" de Charlie), c'est le principe voltairien qui était plutôt de rigueur, énoncé par Manuel Caré dès le début de la soirée, "je ne suis pas d'accord avec vous, mais je me battrai pour que vous puissiez vous exprimer". 2 000 Charlie dans la rue et 35 voltairiens au cinéma ? Peut-être ...

Bien des questions de Manuel Caré sont restées sans réponse, n'ont pas suscité de réaction (y a-t-il un droit à l'irrespect ? par exemple). Comme si un non dit demeurait, comme si "c'était plus compliqué que ça", pour reprendre la formule énigmatique de ma voisine (alors que dans mon esprit, tout est simple et clair, sur ce sujet-là en tout cas). Moi qui ne suis pas très émotif, des images du film m'ont beaucoup ému : voir en gros plan, sur l'écran, Cabu, Maris, Wolinski, Charb parler et rire autour de cette table où ils allaient être, quelques années plus tard, assassinés. Personne n'a fait partager cette émotion que j'ai ressentie, alors que je sais d'expérience, après une multitude d'animations, que la fibre sentimentale est très souvent sollicitée dans les prises de parole d'une salle. Pas là. Je n'en déduis rien, ce serait imprudent. Mais je constate et je réfléchis. Ce gigantesque mouvement Charlie est apparemment d'une grande simplicité, l'évidence même. Et pourtant, son analyse nous réserve peut-être des surprises, bonnes ou mauvaises, je n'en sais rien. Comme disait l'autre, "c'est plus compliqué que ça".

6 commentaires:

Anonyme a dit…

Pourquoi cette récupération ??

Pourquoi une récupération ??

Comment faire intelligemment non pas une récupération mais même si l'expression n' est pas jolie , faire un retour d'expérience digne et enrichissant !!!

Emmanuel Mousset a dit…

Votre reproche est injuste et infondé. Le cinéma a proposé une manifestation de soutien, sans rien y gagner puisque la recette était reversée. Je ne vois aucune "récupération" là-dedans.

Anonyme a dit…

Cette information n'a pas été très largement diffusée ?? Semble - t - il ?? Qu'en pensez vous ??

Emmanuel Mousset a dit…

Annoncée dans la presse, dans le programme du cinéma, sur mon blog, et j'en passe ... En revanche, les 2 000 se sont rassemblés très vite, sans information préalable, grâce aux réseaux sociaux ... qui n'ont pas repris l'initiative du cinéma. A méditer.

Anonyme a dit…

On n a pas defiile pour soutenir le journal mais pour defendre la liberte et rendre hommage a toutes les victimes du terrorisme. Je suis charlie=je suis un homme aussi libre que les dessinateurs de charlie. Ca ne veut pas dire que ce journal soit ma tasse de thé comme l a tres bien dit jean d ormesson.
On veut que ce journal survive pour resister aux intimidations terroristes, pas pour soutenir son choix editorial , ses engagements, ses provocations.ce journal est devenu un symbol de resistance face à l integrisme.

Anonyme a dit…

Où sont les Charlie?Après le choc,ils ont peut-être pris le temps de la réflexion.
Comment une république laïque peut-elle expliquer un fait religieux musulman?Ne serait-ce pas aux musulmans eux-mêmes de réfléchir à l'interface?