mardi 20 janvier 2015

Le droit à l'irrespect



J'ai été très impressionné par la foule immense manifestant en Tchétchénie contre la dernière caricature de Mahomet sur la couverture de Charlie Hebdo. Je me suis dit : en quoi tous ces gens sont-ils moins sincères, moins bons, moins justifiés que moi qui suis allé à Paris, avec des millions d'autres, pour soutenir la cause inverse, le droit de caricaturer le Prophète si on en a envie ? Je vous avoue que je n'ai pas la réponse. Il y a des sociétés sur notre planète qui ont encore le sens du sacré, qui n'acceptent pas d'y toucher, d'en discuter et d'en rire. Il y a d'autres sociétés, comme la nôtre, qui ont complètement perdu le sens de sacré, qui peuvent rire à satiété de tout avec tous. Qui a raison ? Qui a tort ? Ce n'est peut-être même pas une question de réflexion ou de choix personnels, mais de culture, de civilisation. Le "choc des civilisation" ? A l'heure de la mondialisation, nous en sommes peut-être là, même si évidemment je ne le souhaite pas.

J'ai le sentiment, un peu consterné, que le débat est en train d'évoluer, quinze jours après les assassinats à Paris. Au début, il y avait unanimité pour défendre la liberté d'expression, et c'est ce qui faisait la force du mouvement. Je sens maintenant, depuis quelques jours, des hésitations, des prudences, des reculs : la liberté, oui, mais dans le respect des opinions et des consciences. C'est très joli, mais ça veut dire quoi ? Qu'on peut rire de ce qu'on veut, à condition de ne pas choquer. Nous y voilà, et c'est ce qui me met dans l'embarras : la liberté, ok, mais sous conditions. Ca me fait penser à la liberté surveillée, qui n'est pas en fait une liberté, qui est une fausse liberté, une liberté apparente.

Pour tout vous dire, je suis inquiet, je crains un incroyable retournement, un raisonnement pervers : au nom de la liberté des croyants, limiter la liberté des humoristes et des artistes. Un rapprochement dangereux est en train de s'opérer dans les têtes et sous nos yeux entre les défenseurs du sacré et les défenseurs du respect, avec comme aboutissement terrible la relativisation de la liberté et la restriction du droit. Nos contemporains sont hypersensibles, facilement susceptibles et vexés, choqués par un rien (j'en ai fait plusieurs fois, à mes dépens, l'expérience personnelle). Le respect est une valeur rabâchée un peu partout (quand on ne croit plus en rien, il ne reste plus que cette valeur-là). Je crois donc, je redoute qu'un encadrement de la liberté ne soit une tentation, dans la situation présence, au vu des manifestations islamistes dans le monde, au nom du fameux respect.

Le respect, je n'y ai jamais cru (et pourtant, je crois en plein de choses, mais pas à celle-là). Le respect, c'est le baratin d'aujourd'hui, l'étouffoir de la libre opinion. C'est aussi le mot qu'ont sans cesse à la bouche les mafieux et les voyous : respect, respect, respect. Tu parles ! Le respect, ça ne veut rien dire. Je ne demande pas à mes élèves qu'ils me respectent (qui suis-je pour exiger cela d'eux ?). J'exige qu'ils soient disciplinés, en vertu du règlement, pas par déférence envers ma personne. Et je suis intransigeant avec eux sur ce point. Le respect, très peu pour moi. Au mieux, c'est une forme d'hypocrite politesse.

Je défends absolument le droit à l'irrespect. D'autant qu'il existe des tas de gens, de comportements, d'idées qui ne méritent nullement notre respect. Pour être respecté, il faut commencer par être respectable (je ne suis même pas certain de l'être moi-même, en cherchant bien). Attention : je ne dis pas non plus, surtout pas, que l'irrespect est un devoir, ce serait complètement idiot, ce serait réduire une liberté à une pitrerie. Non, mais il faut pouvoir se moquer, rire, être ironique, provoquer. Sinon, ce n'est plus la liberté. Je reconnais que ce n'est pas facile : l'humour est aussi une forme de culture, d'intelligence. Il n'y a pas qu'en Tchétchénie, au Niger ou au Pakistan qu'on n'est pas très sensible au second degré : en France, à Paris ou à Saint-Quentin, ça arrive aussi, croyez-moi.

5 commentaires:

Erwan Blesbois a dit…

Dans nos démocratie occidentales, les faits sont sacrés et le sacré (la religion) est factuel. C'est ce qui explique en France le grand malentendu entre la communauté musulmane et le reste de la population qui a érigé les faits en dogmatisme de la loi, au premier rang desquels la Shoah qui structure dans notre imaginaire toute une grille de compréhension des autres faits subalternes. Ainsi quelqu'un comme Dieudonné s'est-il engouffré dans la brèche de la transgression, alors que la bande à Charlie certes contestataire n'était pas transgressive car parfaitement intégrée à la république. Ainsi aussi le modèle d'intégration républicain ne marche-t-il pas et ne marchera-t-il sans doute jamais pour la communauté musulmane, pour qui la religion est sacrée, et les faits donc la loi de la république ne le sont pas. Ainsi encore les intellectuels juifs sont-ils les plus pertinents, car dépositaires de la loi doublement, selon leur tradition et aussi parce qu'ils ont reçu en héritage le fondement de la loi républicaine, la shoah (un cadeau certes amer je le reconnais), leur propre martyr dans la shoah, qu'ils ont transformé en éclatante victoire. Enfin le modèle d'intégration à la français ne marche-t-il pas car nous sommes attaqués par des ennemis de l'intérieur : des français d'origine musulmane; là où les sociétés communautaristes sur le modèle anglo-saxon, où il y a plus de séparation entre communautés et en même temps plus de respect mutuel (chaque parti s'interdisant de heurter la susceptibilité des autres partis) sont jusqu'ici attaqués par des ennemis de l'extérieur, ce qui est moins traumatisant que d'être attaqué de l'intérieur. Or on sait où se situe la susceptibilité des musulmans, dans la religion, alors que la susceptibilité des juifs au premier chef se trouve dans l'outrage à la loi, le reste de la population française est plutôt dans la passivité que dans l'action avec les armes de la loi, c'est pourquoi les juifs sont en premier lieu une cible pour les islamiste, pour leur côté actif, acteurs de la république, comme le fut et j'espère le sera encore la bande à Charlie Enfin encore est-il logique que le pape dans une communauté spirituelle avec une autre religion, fut-elle l'Islam, ait condamné le blasphème de Charlie, sous-entendant implicitement qu'il comprenait la réaction des musulmans, sans aller jusqu'à justifier le massacre.

Emmanuel Mousset a dit…

Erwan, l'expression "ennemis de l'intérieur" n'est pas digne de toi. Tu vas te rattraper, j'en suis certain.

Erwan Blesbois a dit…

Je ne voulais pas faire une généralisation en employant ce terme, ni faire d'amalgame, cette expression ne visait que les trois terroristes et leurs mentors. Maintenant la société française doit réfléchir si elle ne crée pas elle même ses propres ennemis de l'intérieur de sa matrice républicaine qui est "une et indivisible" (vœux trop souvent pieux), à la différence des sociétés communautaristes, donc la responsabilité est plus du côté de la république que de ses victimes au premier chef : les musulmans.

Anonyme a dit…

Mauvaise pioche avec l'exemple tchétchène : sens du sacré ou forcés et contraints !!!

Emmanuel Mousset a dit…

La contrainte joue son rôle, mais ne suffit pas à expliquer un rassemblement de masse.