samedi 20 septembre 2014

Dédé a gagné



André Bergeron nous a quittés. Bergeron, que de souvenirs ! Années 70 : Dédé, comme on l'appelait, n'avait pas la tête de l'époque. Cheveux très courts, en brosse, fines lunettes dorées dont les branches lui entraient dans la chair, costard cravate, il n'avait rien pour plaire, en tout cas pour me plaire. Le leader syndical de Force ouvrière ressemblait à un notable SFIO de la IIIe République, un rad-soc, laïque et républicain certes, mais il en fallait beaucoup plus en ce temps-là pour intéresser et séduire.

Surtout, il y avait le discours et les idées d'André Bergeron. Quelques années après la secousse de Mai 68, il nous ressortait les vieilles lunes : négociation, compromis, résultats concrets, syndicalisme de la feuille de paye. Son expression favorite : "il faut du grain à moudre". Tu parles ! Moi, j'étais plutôt CFDT, syndicalisme de transformation sociale, ce qui avait quand même une autre gueule. Dédé voulait augmenter le pouvoir d'achat et préserver les retraites, moi et beaucoup d'autres à gauche, on voulait changer le monde, réduire les inégalités, modifier les conditions de travail.

Bergeron, à mes yeux, était un réac, bien que membre du parti socialiste (ça ne se voyait pas vraiment). Mon grand-père, cégétiste et communiste, me disait : "FO, c'est le syndicat qui signe avec les patrons". Trahison de classe, redistribution des miettes de la prospérité : impossible d'être du côté de Dédé. Pourtant, je voyais bien qu'Arlette Laguiller était à FO, les terribles lambertistes de l'OCI aussi (Organisation communiste internationaliste). Mais justement, dans mon milieu, la réponse était toute prête : les gauchistes, ce sont les diviseurs de la gauche, payés par le patronat (eh oui, l'époque n'était pas toute en finesse, surtout chez les stals - les staliniens, je veux dire).

Et puis, l'anticommunisme d'André Bergeron faisait vraiment ringard. Pour lui, les cocos étaient des bolcheviques, des moscoutaires, des Russes en France. Je n'étais pas communiste, mais je ne craignais pas les communistes, et j'avais compris, avec Mitterrand, qu'il valait mieux les avoir dans sa poche que sur le dos. Dédé, au nom de la charte d'Amiens, dissociait complètement syndicalisme et politique, prônait les vertus de l'indépendance. Moi, non : je savais bien que la CFDT était à gauche, que la FEN était socialiste, que la CGT était aux mains des communistes. Et alors ? C'était plutôt bien, ça ne me gênait pas : FO, pour moi, c'était du corporatisme, un peu comme certains syndicats dans l'Education nationale qui revendiquaient pour avoir plus de taille-crayons (c'est une image). Spontanément, j'établissais un lien entre politique et syndicat. Encore aujourd'hui, je le pense, même si je pense aussi qu'une organisation professionnelle doit être autonome à l'égard des pouvoirs et des partis.

40 ans après, à l'annonce du décès d'André Bergeron, quelle est ma principale réaction, en dehors du petit coup de nostalgie ? Dédé a gagné ! Aujourd'hui, son réformisme (on ne disait pas encore à l'époque "social-démocratie", c'était réservé à l'Allemagne et à la Suède) imprègne toute la gauche : négociation, dialogue social, compromis, signature avec le patronat, défense des acquis, etc, même la CGT y est venue. Par un curieux retournement de l'histoire, FO, avec Blondel et Mailly, s'est un peu plus, au contraire, radicalisé, depuis les grandes grèves de 1995. Mais, en gros, la ligne Bergeron l'a emporté dans la culture de gauche. Avec ça, je crois qu'il a pu mourir tranquille, ses petits yeux plissés d'ironie derrière ses fines lunettes dorées. Oui, c'est sûr, Dédé a gagné.

1 commentaire:

Anonyme a dit…

eh oui, je suis plus ancien que vous et pour moi FO a toujours représenté un syndicat de revendications pour de petits avantages mais jamais combat pour de grandes idées; il faut dire que ça n'a guère changé? certains objecteront que c'est la vocation d'un syndicat que de défendre d'abord ses adhérents mais le mouvement syndical, conquête sociale majeure, doit aussi peser dans l'évolution de la société