jeudi 24 mars 2016

Le rite dans tous ses états



J'ai fait hier une conférence à l'Université du Temps Libre de Cambrai, sur la question : Pourquoi avons-nous besoin de rites ? Après avoir expliqué la nécessité des rites dans l'existence humaine (maîtriser le temps par la répétition, relier les individus par des gestes communs, donner de l'ordre et des repères à la vie), je suis allé doucement vers ma petite thèse : loin de considérer le rite comme un archaïsme dont nous pourrions nous passer à l'époque de l'individualisme et de la liberté des mœurs, sa nécessité est plus grande qu'autrefois, pour preuve la multiplication des rites dans la période contemporaine. Je pars d'un postulat (vérifiable) : rite et religion sont indépendants. La religion se sert du rite, mais le rite est plus social que spirituel. Résultat : dans une société comme la nôtre, scientifique, technique, areligieuse, l'inflation des rites compense le déficit des religions. Voilà ce que j'ai exposé en près de deux heures.

Nous avons passé en revue quelques rites actuels, inédits, qui n'ont rien de religieux, qui sont des manières de conjurer les malheurs de l'existence. L'actualité m'a involontairement servi. Juste avant de prendre le train pour Cambrai, la radio me décrit la minute de silence à Bruxelles, en hommage aux victimes des attentats. Rien de plus traditionnel que ce rite muet de recueillement. Mais rien de moins conventionnel que les applaudissement nourris qui ont immédiatement suivi et qui, il n'y a pas si longtemps, auraient paru malséants. J'avais déjà remarqué, aux enterrements, que l'assistance applaudit maintenant à la sortie du cercueil. Battre des mains, y compris en ces circonstances, est un rite nouveau. Autrefois, ce n'était qu'un geste de politesse ou de remerciement. Aujourd'hui, c'est un hommage à une nouvelle figure héroïque, non plus le vainqueur mais la victime, à laquelle chacun cherche plus ou moins à s'identifier.

Dans le même ordre d'idées, nous avons vu apparaître ces "marches blanches", là où autrefois c'était de noirs cortèges qui célébraient la disparition des hommes. Amas de fleurs, bougies au sol, voilà encore de la créativité populaire dans le rite, qui désormais investit les lieux publics alors qu'il était auparavant enclos dans l'espace sacré des lieux de culte. Mais les laïques n'y trouvent rien à redire : ne sont-ce pas des rites paradoxalement profanes ?

Moins tragiques sont les cadenas d'amour qui appesantissent certains ponts ou passerelles de Paris, mais tout autant ritualisant : dans un monde où la liberté des mœurs a rendu l'amour volage, où des sites internet invitent à l'infidélité conjugale, il y a en effet de quoi cadenasser symboliquement le sentiment, et jeter les clés à la Seine !

Il y a des rites qui persistent, dont l'apparente barbarie aurait pu laisser croire qu'ils disparaitraient, modernité aidant. Mais non ! Je pense en particulièrement au bizutage dans les grandes écoles. Nos élites en souffrent pour réussir, il faut que cela soit dit et vécu à travers des rites sauvages et stupides.

Il y a des rites qui avaient disparu et qui réapparaissent, à mon grand étonnement : par exemple les enterrements de vie de garçon ou de jeune fille, ringards au possible, mais qui suscitent aujourd'hui l'engouement, même quand on n'est plus vraiment un garçon ou une jeune fille, au sens de jadis. Allez savoir pourquoi ! Sans doute ce problème que nous avons avec l'amour et l'institution du mariage, comme à l'égard de n'importe quelle autre institution.

Plus étrange, la transformation en rite de ce qui ne l'était pas au départ et pendant très longtemps : l'épreuve du baccalauréat, élevée aujourd'hui au rang de tragi-comédie, où l'on pleure beaucoup, de tristesse et de joie, enfants et parents. Rite de passage assurément, très médiatisé, dramatisé, alors même que l'épreuve est moins dramatique et moins déterminante qu'autrefois. Que s'est-il passé ? Le chômage de masse, l'avenir incertain, l'extrême valorisation du travail. Tout ça vaut bien un rite, aussi absurde et risible soit-il.

Enfin, je sens un rite menacé, et je tiens à le défendre : c'est le rite électoral, le passage solennel, autrefois endimanché, par le bureau de vote, l'isoloir qui nous met face à notre seule conscience, le président et les assesseurs qu'on salue. Le vote électronique, dans une société du tout électronique, me semble inévitable, tout comme les professions de foi en ligne. Mais la démocratie y perdra. N'a-t-elle pas déjà commencé, avec l'abstention massive ? Le rite, c'est l'aveu de nos préoccupations, la victime, la réussite et l'amour en leur centre, la politique et la démocratie très loin, Dieu n'en parlons même pas. Ainsi vont nos rites, dans tous leurs états, et j'aurais pu prolonger la liste.

1 commentaire:

yvesgerin a dit…

Bravo.Voila le courage et la responsabilité.D un homme courtois,cultive,intelligent,pragmatique.Le regard de Xavier va changer,mais rien à craindre du passéisme des figures du ps locales,pas toujours courtoises,qui plus est.Bravo