mardi 7 juillet 2015

Alexis le Grand ?



J'ai dit, à plusieurs reprises, le peu d'estime que j'avais pour le Premier ministre grec : son idéologie est incertaine, ses alliances sont discutables, sa critique constante de l'Europe m'indispose, son bilan au pouvoir est mince. Mais on ne fait pas de bonne politique avec de la mauvaise humeur. Surtout, il y a la réalité : Alexis Tsipras est là, renforcé par sa victoire massive au référendum. Il faut donc faire avec, même si on ne l'apprécie pas. Si on devait faire de la politique seulement avec les gens qu'on apprécie, on ne ferait presque jamais de politique. Et puis, quand on est républicain, on se soumet au peuple, c'est lui qui a toujours raison.

Mais il y a plus que cela, qui justifie aussi mon étrange et contradictoire titre, certes prudemment interrogatif, que j'ai donné à ce billet. La politique change les hommes, les événements les révèlent, les élèvent, en font parfois de grands hommes. C'est une affaire de circonstances, une question de situation, et sans doute l'un des constats les plus mystérieux de l'action politique : il y a une sorte de grâce du pouvoir (comme il y a une malédiction à ne pas exercer le pouvoir). Un homme, confronté à de hautes responsabilités, peut se dépasser, grandir, se hisser à la hauteur du moment historique qu'il traverse, dont il est un des acteurs. C'est pourquoi la politique est une belle et noble activité, même si elle draine pas mal de minables, de dingues et d'opportunistes. Mais il faut du déchet pour produire une perle.

Alexis Tsipras sera-t-il grand dans l'épreuve, qui consiste rien moins qu'à sauver la Grèce et à sauver l'Europe ? Tout homme politique n'a pas la chance, si on peut dire, d'être ainsi face à lui-même et face à l'Histoire. La plupart du temps, la politique, c'est la gestion des affaires courantes, avec quelques réformes ici ou là, vite contestées, vite oubliées. Là, Alexis Tsipras est gâté : un destin l'attend, il lui faut s'en saisir ou le laisser s'échapper. Le destin, l'occasion, le kairos des stoïciens, voilà qui doit parler à un Grec, héritier d'une sagesse bimillénaire, non ?

Cette possibilité de voir Alexis Tsipras inscrire son nom parmi les grands n'est pas chez moi une pure hypothèse ou un souhait personnel ; elle s'appuie sur des éléments objectifs. D'abord, Tsipras n'a pas hésité à sacrifier son ministre des Finances (on ne quitte jamais le pouvoir de soi-même, il faut que quelque chose y pousse), trop hostile aux créanciers européens, arrogant dans son style. Un homme politique de qualité, c'est celui qui fait passer l'intérêt général avant l'amitié particulière. Tout homme politique qui n'est pas capable de sacrifier un ami, comme Abraham avec son fils, n'est pas un bon. Mais là, aucun Dieu n'arrête le poignard. De plus, le ministre en question avait osé s'exprimer, dimanche soir, avant son chef. Le chef a parlé, le couperet est tombé : il n'y a de politique que dans des actes d'autorité. Celui-là joue en faveur d'Alexis Tsipras, densifie son personnage.

Mais il y a beaucoup plus que ça : Tsipras, tout hostile qu'il soit à l'égard des institutions européennes, défend le maintien de son pays dans la zone euro. Son parti, Syriza, n'a pas toujours été sur cette ligne-là. Son extrême gauche le conteste là-dessus. Le Premier ministre tient bon : il est européen, bien sûr pas autant que je le voudrais, pas aussi clairement. Mais sur l'appartenance à la zone euro, c'est net et sans bavure : il est pour. A partir de là, de cette volonté politique de maintien dans l'Europe, la négociation est possible, une solution envisageable. On ne peut passer de compromis qu'entre partenaires qui se reconnaissent mutuellement : Tsipras veut rester en Europe, l'Europe enregistre le résultat du référendum, les discussions peuvent donc reprendre, évoluer et aboutir. Alexis Tsipras a en tout cas posé les conditions d'une possible réussite et sortie de crise. Reste maintenant à voir ce qu'il dira, fera, proposera dans les prochaines heures et les prochains jours, et ce que seront les réactions et décisions des gouvernements européens.

J'ai été déçu par la prise de position d'un homme politique aussi éclairé qu'Alain Juppé, qui envisage une sortie "en douceur" (sic) de la Grèce de la zone euro. Non, il ne faut surtout pas ! Le choix serait faussement technique (est-ce le technocrate en Juppé qui raisonne ainsi ?), mais terriblement politique, car la monnaie commande au politique : ce serait une défaite de l'Europe et de ses partisans, et une belle victoire pour ses adversaires, extrême droite en tête. Il ne faut JAMAIS oublier que les antieuropéens les plus violents sont évidemment les nationalistes : ils ont tenté d'unifier l'Europe entre 1935 et 1944, sous l'idéologie qu'on sait ; ils ont plongé le continent dans le chaos. Depuis, ils sont retournés à leur vieille lubie nationaliste, qui séduit hélas les peuples. La gauche radicale, aussi antilibérale soit-elle, est internationaliste, et donc protégée de ce poison mortel qu'est le chauvinisme, avec sa conséquence naturelle, la xénophobie.

Les nationalistes, les souverainistes, les néofascistes, tous demandent de quitter la zone euro. Je la sens monter, leur rhétorique, contre les Grecs, ces fainéants, ces corrompus, qui nous coûtent si chers. Voilà la petite musique qu'il nous faut combattre. Il n'y a pas d'un côté une Europe vertueuse, protestante et travailleuse et de l'autre une Europe magouilleuse, catholique et paresseuse. Cette carte-postale de propagande, nous savons d'où elle vient et quels intérêts elle sert. Ce sera aussi le défi d'Alexis Stipras de faire mentir, de récuser les applaudissements qui s'adressent à lui, qui viennent de l'extrême droite, piège pervers dans lequel il ne doit pas se laisser enfermer.

Un dernier défi l'attend, le plus difficile, qui fera de lui définitivement un grand : faire œuvre de pédagogie envers son propre peuple et sa majorité politique, lui faire accepter certains renoncements, certains sacrifices, en échange d'un réaménagement, d'un rééchelonnement de la dette. Une solution de compromis va forcément vers ça. Lui seul peut le faire, comme seul De Gaulle, en 1958, pouvait faire accepter l'indépendance de l'Algérie, alors que la plupart de ses partisans s'y opposaient. Tsipras, un autre De Gaulle ? Oui, la grandeur, ça pourrait être ça. De toute façon, l'alternative est simple : c'est la grandeur ou le chaos.

Alexis Tsipras n'est pas l'héritier de n'importe quelle civilisation : un des berceaux de l'Europe, dont l'Europe ne peut donc pas se priver. La Grèce a inventé la philosophie, la tragédie, la démocratie et un vaste empire. Il lui faut maintenant inventer l'Europe, avec d'autres. Son glorieux passé joue en sa faveur, devrait l'inspirer. Alexandre le Grand autrefois, Alexis le Grand aujourd'hui ? Réponse dans les prochains jours. Les conditions, plus de deux mille ans après, ont complètement changé, mais un principe demeure, au cœur de la politique : être grand ou pas.

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Emmanuel,
Je vois encore ta belle rhétorique de nouveau à l'œuvre. Je t'invite regarder le dictionnaire, principalement au mot "souverainiste", où même sur Wikipédia. Celui-ci t'apprendra que Souverainisme est un mot utilisé par la Gauche au Québec, lors qu'ils ont milité pour obtenir une reconnaissance et une autonomie face au Canada. Donc fasciste et souverainiste ne sont pas obligatoirement des synonymes.
N'est pas de pire sourd que celui qui ne veut entendre.

Laurent